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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Encéphalite

Les nationalismes européens ont entravé la recherche sur la maladie la plus mystérieuse du XXe siècle. Capture d’écran du film de Friedrich Heinrich Lewy (1885-1950), Patiente atteinte d’encéphalite léthargique (Acute encephalitis lethargica), Allemagne, 1925 © Wellcome Collection

   Les nationalismes européens ont entravé la recherche sur la maladie la plus mystérieuse du XXe siècle. 

 

   « Le malade s'endort là où il se tient debout ou assis, même dans des positions tout à fait inconfortables. […] [I]l est orienté, somnolent mais clair […] ; dès qu'on le laisse seul, il s'assoupit à nouveau ». C’est comme cela que le neurologue austro-hongrois Constantin von Economo caractérise une maladie étrange qu’il décrit pour la première fois le 10 mai 1917 dans le « Wiener klinische Wochenschrift ». Depuis la fin de l’année 1916, von Economo examine à la clinique psychiatrique de Vienne plusieurs patients avec des symptômes relativement semblables, mais aucun d'entre eux ne correspond à des schémas diagnostics connus. Autant de raisons d’assumer qu’il s’agit d’une maladie à part entière : l’encéphalite léthargique (EL), également appelée encéphalite épidémique ou maladie du sommeil européen. 

 

   Balayant plusieurs continents à partir de 1917 jusqu’en 1925, cette maladie a frappé probablement entre 500 000 et 1 million de personnes. Déjà, ses symptômes ont l’air mystérieux : les patients souffrent d’abord de maux de tête, de troubles de la conscience, parfois de la fièvre, de paralysies et de délires, avant qu’ils n’entrent dans un état de somnolence pendant lequel ils semblent endormis, mais encore conscients de leur environnement. Dans les semaines suivantes, la mort intervient dans un tiers des cas, un autre tiers des patients guérit et le dernier tiers souffre de symptômes qui ressemblent à une maladie parkinsonienne avancée. 

 

   Quand von Economo examine la maladie en 1917, il n’est cependant pas le premier à décrire ses symptômes. Déjà quelques semaines plus tôt, Jean-René Cruchet, neuropsychiatre français au front occidental, rapporte avoir soigné des soldats souffrant de symptômes similaires, sans pour autant supposer qu’il s’agit d’une maladie à part entière. Dans les années suivantes,  éclate alors une lutte entre von Economo et Cruchet, les deux revendiquant d’avoir découvert la maladie. 

 

   La maladie ne s’intéresse pas à ces débats et se propage à partir de 1917 de plus en plus vite. Déjà en 1917, elle est déclarée épidémie officielle à Vienne, une année plus tard en France et en Grande-Bretagne. En septembre et octobre 1918, elle arrive à New York. Dès 1919, elle frappe aussi le Canada, l’Amérique centrale et l’Inde avant d’atteindre un pic en Europe en 1921. Au total en France, le médecin Netter estime qu’il y avait environ 10 000 cas jusqu’à ce que la maladie prenne fin en Europe, vers 1925. L’EL va cependant continuer à exister sporadiquement jusqu’aux années 1930. 

 

   La question du pourquoi la maladie disparaît aussi vite qu’elle est venue reste néanmoins ouverte – tout comme de nombreuses autres questions sur les origines de l’EL, son mode de propagation et sa guérison. On estime aujourd’hui qu’il s’agit d’une maladie virale, peut-être même causée par la grippe espagnole. Mais les études qui ont prouvé une relation avec celle-ci sont aussi nombreuses que celles qui la réfutent, ce qui fait qu’on ne peut exclure ni une origine toxicologique ni une origine auto-immune. Cependant, sans connaître la source de la maladie, il est évidemment impossible de savoir comment elle se propage, et encore moins comment elle se guérit. 

 

   Mais comment expliquer ce manque de connaissances ? Certes, la médecine de l’époque n’avait pas encore les moyens dont nous disposons aujourd’hui, mais plus important, la Grande Guerre et les nationalismes rendaient un discours interétatique impossible, entravant la recherche médicale ainsi de manière significative. Bien que seulement quelques semaines séparent la publication de Cruchet et de von Economo, la Grande Guerre fait que ni Cruchet ni von Economo n'apprennent directement de l’œuvre de l’autre. L’échange scientifique transfrontalier étant presque inexistant et les journaux de l’ennemi interdits. S’ajoute encore que l’article de von Economo était écrit en allemand, à une période dominée par la haine envers le voisin germanique. 

 

   Même après la guerre, les nationalismes vont continuer à entraver les recherches sur l’encéphalite léthargique. Pendant les années 1920, le médecin allemand Felix Stern devient par exemple l’un des scientifiques de premier plan de la maladie. Rien ne pouvait alors l'empêcher de continuer à l’étudier sauf le fait d’être juif. Les nazis arrivant au pouvoir, il devient victime d’interdiction professionnelle et se suicide en 1942 peu avant qu’il dût être déporté. 

 

   Aujourd’hui encore, l’EL reste largement inconnue du grand public. Encore plus que la grippe espagnole, c’est une maladie « enfouie sous le déluge mémoriel » de la Grande Guerre, toujours à l’ombre des événements politiques. Ainsi, l’EL est devenue une véritable « épidémie oubliée » que ni l'apparition de près de 80 nouveaux cas sporadiques depuis 1940, ni le livre « L'Éveil », ni son film éponyme, qui racontent l’histoire de plusieurs victimes de l’encéphalite léthargique, n'ont pu sortir durablement de l'oubli et du mystère. 



Prolonger la lecture sur le dictionnaire : LSD- Délire féminin - Epilepsie - Schizophrenie

Jonas Althoff - Le Mans Université, Universität Paderborn

Références : 

Laura Spinney, La grande tueuse. Comment la grippe espagnole a changé le monde, Albin Michel, 2018.

Joel A. Vilensky, Encephalitis lethargica: During and after the Epidemic, Oxford University Press, 2011. 

 

Pour citer cet article : Jonas Althoff, “Encéphalite”, dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.

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