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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Gélatine

La gélatine alimentaire imaginée par Darcet au XIXe siècle montre que l’alimentation peut être un enjeu politique et de santé publique.«Bocal de gélatine », Collection Musée ENVA.

La gélatine alimentaire imaginée par Darcet au XIXe siècle montre que l’alimentation peut être un enjeu politique et de santé publique.

 

   Au début du XIXe siècle, Jean-Pierre-Joseph Darcet (1777-1844), « l’un des plus grands apologistes à la fois de l’industrie et de l’hygiénisme » selon Thomas Le Roux, imagine un bouillon d’os pour nourrir les populations pauvres. Le procédé consiste à exposer les os à l’action de la vapeur afin d’en extraire la gélatine. 

 

   Ces travaux sur la gélatine ne sont pas nouveaux. Au XVIIe siècle, Denis Papin (1641-1712) conçoit un digesteur destiné à fabriquer de la gélatine. En 1794, Jean Darcet (1725-1801) travaille à améliorer cette machine. Dans les années 1800, le sujet retient l’attention d’un certain nombre de savants et philanthropes comme Antoine-Alexis Cadet de Vaux (1743-1828), Antoine Parmentier (1737-1813) ou Benjamin Delessert (1773-1847). Les raisons de cet intérêt étaient simples. La gélatine pouvait garantir une alimentation suffisante aux pauvres et aux soldats et renforcer ainsi leur loyauté à l’égard de l’État. Le produit se situait au croisement de préoccupations philanthropiques, économiques, politiques et sociales. 

 

   Dans le prolongement des travaux de son père, Darcet dépose donc une série de brevets (1814, 1815, 1817) destinés à améliorer les procédés de fabrication de la colle et du bouillon. En 1814, une commission médicale atteste de la dimension nutritive et salubre du produit, lequel est utilisé à l’hôpital Saint-Antoine à Paris ainsi que dans différents hospices de la capitale. En 1817 et 1818, des essais peu concluants sont effectués à la Guadeloupe et en Guyane. Dans les années 1820-1830, des appareils sont installés, avec des succès inégaux, dans des grandes institutions : casernes, hospices, hôpitaux, dépôts de mendicité, prisons, institutions de bienfaisance s’efforçant de nourrir les pauvres. Des tableaux statistiques s’efforcent d’établir les avantages économiques de la gélatine. Darcet se fait le plus ardent propagandiste de son invention à travers des brochures et des publications. Membre de différentes institutions (conseil des fabriques et des manufactures, conseil de salubrité de Paris, conseil de perfectionnement des arts et métiers, académie des sciences, société d’encouragement pour l’industrie nationale), Darcet utilise ses positions sociales et scientifiques pour appuyer la diffusion de son produit. 

 

   Mais malgré cet intense lobbying, la gélatine peine à dépasser le stade du simple ersatz utilisé lors des périodes de crises économiques et frumentaires (1811-1812 ; 1816-1817 ; 1828-1832 ; 1846-1847). Dès 1831, un groupe de médecins parmi lesquels Dupuytren et Magendie se prononcent contre son usage. Fabriqués par des entrepreneurs divers et variés, les appareils conçus pour dissoudre les os souffrent en effet parfois de nombreux défauts. Livrés en plusieurs pièces, ils peuvent être mal montés et il arrive aussi qu’ils soient mal entretenus. Surtout la fabrication de la gélatine se révèle plus coûteuse que ce qu’en dit Darcet. Aux dépenses d’installation s’ajoutent les coûts du combustible et de la main d’œuvre. Dans certains endroits comme à Metz la demande en os est trop forte, les hospices souffrant de la concurrence des fabricants de noir animal. Les autorités médicales se montrent quant à elles parfois hésitantes au sujet des qualités nutritives du produit qui connaît des défauts de fabrication. Il peut avoir le goût de colle ou d’acide. 

 

   Dans les années 1830, la production et la consommation de gélatine alimentaire prennent la dimension d’une véritable controverse scientifique et médicale. Alfred Donné, chef de clinique médicale, ou Jean Nicolas Gannal, un pharmacien chimiste, dénoncent la mauvaise qualité du bouillon ainsi que le manque d’expérimentation sur l’homme. En 1841, la commission gélatine issue de l’Académie des sciences conclut à la dimension non nutritive du produit et signe l’échec des tentatives de Darcet pour faire reconnaître son produit comme un aliment à part entière. Les réticences de certains médecins n’empêchent pas la fabrication de gélatine de se développer autour de certaines fabriques, comme la compagnie du bouillon d’os fondée en 1832 par deux Hollandais, MM. Bouwens et Van Coppenaal, ou la fabrique de gélatine alimentaire de M. Laîné (1836), installée à Saint-Denis, qui fournit ses produits aux hôpitaux, aux restaurants, aux pharmacies de la France et de l’étranger. La gélatine extraite des os est convertie en feuilles ou en tablettes et se vend dans les grands magasins de droguerie et d’épicerie, où les restaurateurs et les cuisiniers vont la chercher pour le service de la table des gens riches, ce qui montre que les barrières sociales n’empêchent pas les transferts et la circulation des produits. Plus généralement, l’emploi de la gélatine connaît une certaine fortune dans de multiples domaines notamment comme véhicule pour certains médicaments (capsules médicinales, suppositoires, hémostatiques). Surtout, les travaux de Darcet semblent ouvrir la voie à d’autres préparations, notamment les extraits à base de viande de Liebig ou les bouillons Knorr, qui connaîtront un réel succès à la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle.

Nicolas Sueur - professeur d’histoire-géographie au lycée Saint-Charles (Marseille) - Chercheur associé au LARHRA

Références :

Emma C. Spary, Feeding France: New Sciences of Food, 1760–1815, Cambridge University Press, 2014.

Nicolas Sueur, « La gélatine alimentaire de Darcet (1777-1844) : controverse autour d’un produit », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2017/1 (n° 54), p. 181-197.

Pour citer cet article : Nicolas Sueur, "Gélatine", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.

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