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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Livourne 1804

En 1804, l’irruption d’une maladie suspecte à Livourne entraîne de fortes tensions entre les États italiens.Le lazaret de San Rocco, à Livourne (1824), Wellcome Library.En 1804, l’irruption d’une maladie suspecte à Livourne entraîne de fortes tensions entre les États italiens.

 

   La fièvre jaune est une maladie infectieuse d’origine virale, endémique dans les zones tropicales africaines, dont les principaux symptômes sont une forte fièvre, des vomissements abondants et noirs ainsi qu’une jaunisse. Elle a été transportée dans le monde caribéen au début de l’époque moderne puis, à partir du XVIIIe siècle, en Europe, par le biais du commerce triangulaire. En 1800, elle se manifeste dans le sud de l’Espagne, ce qui alerte les magistrats de santé italiens qui, hantés par le souvenir traumatique des pandémies de peste, mettent en place des mesures drastiques de contrôle des navires passés par les ports ibériques. L’Italie est à l’époque extrêmement morcelée. Dans le nord du pays, les principaux États sont dominés par la France : la République de Ligurie (région de Gênes), la République d’Italie (régions de Milan et Bologne), le Royaume d’Étrurie (région de Florence). En revanche, le sud de l’Italie échappe encore en partie à l’influence napoléonienne, qu’il s’agisse des États pontificaux (région de Rome) ou du Royaume de Naples. Cependant, les mesures adoptées sont relativement uniformes dans tous les États et, lorsque l’épidémie semble ralentir, les précautions sanitaires sont allégées partout et le commerce reprend peu à peu entre les deux péninsules. 

 

   À la fin de l’été 1804, un médecin appelé dans une auberge de Livourne, dans le Royaume d’Étrurie, trouve des marins espagnols venant de Cadix, accablés par un mal terrible, qui, rapidement, les emporte tous. Il diagnostique la fièvre jaune et avertit les autorités, mais le gouverneur de la cité lui ordonne de garder le silence. La propagation de la nouvelle représente un risque majeur pour la ville : une mise en quarantaine la priverait de l’essentiel de ses revenus. De plus, l’identité du lanceur d’alerte rend sa parole suspecte : Brignole est d’origine génoise, or Gênes et Livourne entretiennent une rivalité commerciale de longue date. Cependant, le gouverneur ne parvient à endiguer ni la maladie ni les rumeurs : la fièvre continue de tuer, et, à la fin du mois de septembre, des mesures sanitaires d’urgence sont adoptées partout en Italie. D’une part, les voisins du Royaume d’Étrurie isolent le territoire infecté par des cordons sanitaires militarisés. D’autre part, Livourne est isolée du reste du Royaume d’Étrurie par l’armée du royaume.

 

   Cette uniformité politique contraste avec la diversité des positions scientifiques. Les médecins de Lucques déclarent que la fièvre de Livourne est la fièvre jaune, contagieuse et épidémique, et qu’elle constitue une menace aussi dangereuse que la Peste — une analyse globalement partagée à Gênes et Milan. À l’inverse, les médecins romains sont plus circonspects et ne se rallient que progressivement à la thèse de la fièvre jaune, sans être convaincus de sa contagiosité. Dans le même temps, le Royaume d’Étrurie évite soigneusement de l’appeler « fièvre jaune », au moment de l’épidémie, mais aussi l’année suivante. Par ailleurs, la République de Lucques décrète initialement des mesures de contrôle très rigoureuses, conformément au péril évalué par ses médecins, mais les assouplit rapidement alors que les rapports médicaux ne changent pas. À l’inverse, les États pontificaux instaurent un cordon plus strict que la République de Lucques bien que sa position scientifique officielle soit moins alarmante.

 

   Ces éléments montrent que la santé publique est une affaire bien plus politique que scientifique. Dès les débuts de l’épidémie, la République ligurienne déploie une intense activité diplomatique pour en attribuer la responsabilité au Royaume d’Étrurie et durcir les sanctions. Gênes adresse un ultimatum aux autres États italiens : ceux qui ne soumettront pas les marchandises toscanes à une quarantaine stricte subiront un embargo. Dans cette perspective, la politique des États pontificaux mêle principe de précaution et intérêts économiques : quelle que soit la nature de la maladie, le cordon ne peut pas nuire sur le plan sanitaire. Par ailleurs, s’il représente un coût financier important, il permet de maintenir les relations commerciales avec le nord de l’Italie. À l’inverse, la petite République de Lucques, incapable militairement et économiquement d’entretenir un cordon strict sur la durée, atténue rapidement ses mesures sanitaires, bien que ses médecins continuent de décrire la situation comme critique. 

 

   L’épidémie de fièvre jaune qui frappe Livourne montre l’imbrication des enjeux politiques, médicaux et économiques. Derrière l’apparente uniformité des mesures sanitaires, une grande diversité d’intérêts et de logiques est à l’œuvre. Les particularités nationales qui émergent après quelques semaines ne s’expliquent pas par de simples divergences intellectuelles : elles tiennent aux capacités matérielles variables des pays ainsi qu’à leurs intérêts économiques propres. 

 

Autre lecture conseillée dans le dictionnaire : Barcelone 1821 - La Mecque

Paul-Arthur Tortosa - Institut Universitaire Européen et Université de Strasbourg

Références :

Samuel Fettah, Les limites de la cité. Espace, pouvoir et société à Livourne au temps du port franc, XVIIe-XIXe siècles, Rome,  École française de Rome, 2017.

Jean Boutier, Sandro Landi et Olivier Rouchon (dirs.), Florence et la Toscane, XIVe-XIXe siècles. Les dynamiques d’un État italien, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004.

Pour citer cet article : Paul-Arthur Tortosa, "Livourne 1804", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.

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