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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

La sélection médicale des soldats (France – Grande-Bretagne, 1900-1918)

L’importance des enjeux stratégiques, politiques et sanitaires de la sélection des soldats explique que la question de l’aptitude ne soit pas restée circonscrite à la sphère savante. L’examen des recrues à la station de recrutement de Marylebone, Londres (1917). Peter Simkins, « The Four Armies, 1914-1918 », in David Chandler, Ian Beckett (dir.), The Oxford history of the British Army, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 244.

L’importance des enjeux stratégiques, politiques et sanitaires de la sélection des soldats explique que la question de l’aptitude ne soit pas restée circonscrite à la sphère savante. 

 

   Au début du XXe siècle, la sélection médicale est un prélude indispensable au recrutement des soldats de la plupart des armées européennes. Qu’ils soient volontaires ou conscrits, tous les candidats ne parviennent pas à intégrer l’armée. En France et en Grande-Bretagne, avant 1914, entre 60 et 80% des candidats sont déclarés aptes. L’évaluation de l’aptitude repose sur un examen anthropométrique et pathologique. Elle est confiée à des médecins, souvent militaires, qui déploient en parallèle de leur activité empirique de triage, un discours théorique sur un ensemble de qualités définissant un état, l’aptitude militaire. Cet état n’est pas à proprement parler un état de pleine santé mais un état d’adéquation entre les capacités de l’individu et les exigences strictes du milieu militaire.

 

   L’idée selon laquelle il est nécessaire d’opérer un tri dans la masse des soldats potentiels se repère dès l’Antiquité. Du fait de l’importance des enjeux sanitaires et de la place croissante prise par le corps médical dans la gestion des forces armées, la sélection des recrues a été confiée à des médecins. L’intervention des experts médicaux dans les opérations du recrutement a vu le triomphe de trois impératifs qui orientent le discours sur l’aptitude militaire et les pratiques de sélection : l’efficacité de l’armée, la préservation de la santé du collectif militaire et l’intérêt de l’individu.

 

   La sélection médicale des recrues doit garantir la formation d’une machine de guerre efficace. Celle-ci apparaît dès lors comme une condition de possibilité de la stratégie de guerre de masse, assignant la victoire au camp qui sera en mesure d’aligner les contingents à la fois les plus nombreux et les plus endurants. Autre exigence, la préservation de la santé du collectif militaire a conduit à imposer la sélection comme véritable dispositif prophylactique, destiné à écarter de l’armée les corps vecteurs de contamination et donc d’affaiblissement de la troupe. Le corps médical s’attache enfin à un troisième impératif, celui de l’intérêt du candidat, notamment depuis la seconde moitié du XIXe siècle qui a vu s’accroître la sensibilité de l’opinion au sort des soldats. 

 

   L’importance de ces enjeux stratégiques, politiques et sanitaires explique que la question de l’aptitude ne soit pas restée circonscrite à la sphère savante. Les modalités de la sélection sont certes débattues dans la presse médicale et à la tribune des sociétés savantes – en tant qu’elles relèvent d’une expertise technique – mais aussi au Parlement, puisqu’elles constituent un problème politique. Les enjeux qu’elles soulèvent sont d’autant plus cruciaux que l’examen donne lieu à la production de statistiques médicales, considérées comme un bon observatoire de l’état de santé des populations. Ces données occupent une place importante dans les débats relevant de la santé publique. Si l’efficacité de l’armée, la préservation de la santé du collectif militaire et l’intérêt de l’individu se retrouvent au cœur de l’élaboration d’un dispositif élaboré de triage des recrues, le poids de ces déterminants peut varier, faisant ainsi de l’aptitude une variable impossible à définir du point de vue strictement biologique, profondément dépendante de son environnement social et politique.

 

   La Première Guerre mondiale constitue à cet égard un moment critique. Elle fait de l’expérience de la sélection un moment partagé par des millions d’hommes et met l’examen médical à rude épreuve. Ce sont des masses d’individus qui sont soumis à l’inspection des médecins recruteurs et à la décision qui en résulte. La nudité qui leur est imposée, le caractère public de l’évaluation de leurs capacités et, pour les conscrits français, l’importance de ce rituel dans leur vie d’homme et de citoyen, sont autant de sources d’appréhension. Être déclaré « bon pour le service » c’est se voir décerner un gage de normalité physique et sociale. La plupart des individus attendent donc avec anxiété les résultats de l’examen. Certains tentent parfois d’infléchir la décision des experts en ayant recours à différents subterfuges. L’expertise médicale, qui décide de l’aptitude du candidat à rejoindre les forces armées, se prête aux manœuvres visant à éviter aux jeunes gens l’épreuve du front. Ce refus d’aller combattre peut être officiel et inscrit dans les recours légaux offerts aux individus, telles les procédures des tribunaux d’appel britanniques, ou peut pousser son auteur à s’inscrire dans des stratégies d’illégalité. On trouve ainsi la trace d’entreprises de corruption, fraude, simulation ou mutilation.

 

   Devant l’étendue des pertes au combat, l’examen médical est rapidement gouverné par une logique de rendement qui fait primer la quantité des effectifs sur leur qualité. Les règles de l’examen et les critères de l’aptitude sont assouplis ou ne sont pas respectés. Dans bien des cas, des individus porteurs de tares physiques ou mentales qui les auraient, en temps de paix, tenus écartés du rang sont déclarés aptes. Cette dynamique suscite des protestations qui poussent les États à réformer la sélection pour réintroduire de la sévérité dans le processus. En France, du fait de la menace d’une épidémie de tuberculose dans l’armée, l’inquiétude est vive. Elle reste cependant circonscrite au débat technique. Les solutions apportées sont le fait des hygiénistes et relèvent de la gestion de crise sanitaire. La Grande-Bretagne, en revanche, est confrontée à une puissante vague de mécontentement. Le gouvernement se voit dès lors contraint de procéder à une réforme radicale qui passe par la démilitarisation complète des opérations médicales du recrutement, dès lors confiées à des médecins civils. Dans les deux pays toutefois, les mesures prises par la puissance publique visent essentiellement à restaurer la confiance en renforçant le poids des experts médicaux. Elles ont des effets limités sur le processus et les résultats de la sélection elle-même.

 

 

Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Gueules cassées - Croix rouge

 

Aude-Marie Lalanne Berdouticq - Ecole normale supérieure, Centre Maurice Halbwachs

Références : 

Aude-Marie Lalanne Berdouticq, Aptitude militaire et sélection médicale des recrues, France-Angleterre, années 1900-1918, thèse pour l’obtention du doctorat d’histoire, Université Paris-Nanterre, soutenue le 20 décembre 2020 (en cours de publication chez CNRS Éditions sous le titre Choisir des hommes pour la guerre. La sélection médicale des soldats (France – Grande-Bretagne, 1900-1923)).

Anne Rasmussen, « Préserver le capital humain : une doctrine hygiéniste pour préparer la guerre démocratique ? », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n°33, 2015.

 

Pour citer cet article : Aude-Marie Lalanne Berdouticq, "La sélection médicale des soldats (France – Grande-Bretagne, 1900-1918)" dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023.

 

 

 

 

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