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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Lèpre

Le dédale lexical ayant permis la dénomination de la lèpre s’est chargé de perceptions sociales négatives fortes de conséquences politiques pour les malades.Barthélémy l'Anglais, Livre des propriétés des choses, traduit du latin par Jean Corbechon, 1479-1480, BnF, manuscrit Français 9140, fol. 151v, © Gallica - BnFLe dédale lexical ayant permis la dénomination de la lèpre s’est chargé de perceptions sociales négatives fortes de conséquences politiques pour les malades.

 

   Les civilisations s’interrogent dès le IIIe millénaire av. J.C. sur l’apparition de lésions lépromateuses, notamment en Egypte, comme dans le papyrus d’Ebers et en Inde, dans les védas hindoues qui contiennent des descriptions de dermatoses similaires, par exemple dans les samhita du médecin et chirurgien Sushruta, qui décrit près de vingt-cinq affections évoquant la lèpre. Les Atharva-samhita (à l’usage des médecins) mentionnent, dès le VIe s. av. JC, la kushta, qu’un certain nombre d’indianistes ont traduit de manière discutable par lèpre. Des évocations sont recensées dans la littérature mésopotamienne (Code d’Hammourabi et, selon certains léprologues suivis par l’assyriologue P. Haupt, mais contestés par C. Malet, dans l’épisode de la plante de vie de Gilgamesh), ainsi que dans la langue persane, dont le substantif pisaga est rapporté par l’otage-médecin grec Ctésias de Cnide, employé par le roi Ataxerxès II. La langue grecque préfèrera λέπρα, du verbe λέπειν, « peler, écosser, écailler », probablement construit sur la racine indo-européenne *lep- (« peler »). Le latin calquera cette forme (l’hébreux connaît צרעת, tzara'at), et développera, comme le grec, un lexique embrassant la totalité symptomatologique de la lèpre et de différentes dermatoses (plagae, ulcera, tumores, duritiae, albedo, nigritudo, rubor, livor), dont le témoignage est attesté par Arétée de Capadoce, Celse ou encore Pline. 

 

   La langue française témoigne d’un renforcement de l’appréhension morale de la maladie, et perpétue cette assimilation des différentes atteintes cutanées (nombreuses au Moyen Âge : mal des Ardents désignant l’ergotisme, cas de gangrène après des blessures mal soignées ou infectées), le tout étant entretenu par une myriade d’écrits religieux. Même si saint Jérôme fait du Christ un « quasi leprosum », dans son Commentaire sur Isaïe, le lépreux passe le plus souvent pour celui qui porte la marque du mal. La fréquence du terme macula l’indique : la tache sur la peau est aussi la souillure de l’âme. Les lépreux effraient avant tout parce qu’ils donnent l’image vivante d’une non-résurrection de la chair, espoir fondamental de tout chrétien.

 

   Les mesures d’éloignement prophylactique auxquelles sont soumis les malades, dont l’incidence est la plus élevée dans l’Europe médiévale, sont très anciennes mais sont renforcées et institutionnalisées en Occident à la suite des premières lois du Ve synode d’Orléans (549), du concile de Lyon (583), et de l’édit, en 642, du roi lombard, Rotari. Les lépreux sont condamnés à la mort civile, encadrée par un rite religieux (separatio leprosum), avant l’entrée en léproserie (les poètes Jean Bodel et Baude Fastoul ont particulièrement évoqué ce moment de leur vie en inventant le genre littéraire des congés, long poème dans lequel ils font leurs adieux à la société civile).

 

   Les léproseries (aussi appelées maladrerie ou mesellerie) sont difficilement quantifiables et leur niveau de vie très inégal selon les villes ou les monastères dont elles dépendent pour leur entretien (sanitaire et spirituel) et leur approvisionnement. Leur organisation spatiale tend à se rapprocher des structures monacales, comme celles des chartreuses, les règles de vie allant généralement de pair puisque les ladres passent pour devoir expier de lourds péchés. Ostracisés et facilement accusés comme lors de l’affaire des puits (1321), leurs descendants, même non atteints, sont victimes, du XIIIe jusqu’au XVIIe siècle au moins, d’une forme de ségrégation : les cagots/cagous vivent eux aussi en communauté exclusive, ils n'accèdent à l’église que par une travée latérale appelée la « fenêtre des cagots », et leurs enfants sont baptisés de nuit à l’envers sur les fonts baptismaux. La lèpre, non seulement, s’attrape, mais « s’hérite ».

 

   Les causes de son recul en Europe restent difficiles à établir, mais on postule principalement la concurrence, d’une part, de la pandémie de peste noire dès 1346, et de l’autre, un fort antagonisme avec le bacille de la tuberculose (une forme tuberculoïde de la lèpre est identifiée dès le viie siècle par le médecin byzantin, Paul d’Égine, ive traité de l’Épitomê). Cette dernière est due elle aussi à une mycobactérie, plus fréquente à partir de la Renaissance. Fortement affaiblie à partir du XVe siècle, la lèpre, identifiée en 1873 par Armauer Hansen et soignée pour la première fois en 1943 à l’aide de la dapsone, n’est toujours pas éradiquée : elle reste endémique dans certains territoires du monde. Si cela s’explique par des inégalités entre les territoires, la perception morale et religieuse reste aussi un facteur entravant pour la recherche médicale visant l’endiguement de la maladie.

 

Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Barcelone 1821 - Grippe espagnole - Masque sanitaire 

Rose Delestre - doctorante en littérature médiévale, Université de Genève / Université Rennes 2

Références

Jean Vitaux, Histoire de la lèpre. Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2020.

Christian Malet, « Nouvelles données chronologiques utiles pour l’histoire de la lèpre », Le Bulletin de l’ALLF, no 25, 2010.

 

Pour citer cet article : Rose Delestre, "Lèpre", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023. 

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