York University Libraries, Clara Thomas Archives & Special Collections, Toronto Telegram fonds, ASC00718
Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, les narcotiques et les drogues hallucinogènes sont facilement accessibles. Les médecins les prescrivent parfois, certaines personnes les utilisent pour le plaisir tandis que d’autres les achètent pour soigner des problèmes de santé. En réaction à cette pratique sociale, des Canadiens s’impliquent dans des mouvements de régulation morale. Ces derniers transforment une réalité sociale en un problème exigeant des mesures correctives et veulent influencer la façon dont la société gouverne les individus mais également la façon dont les individus se gouvernent eux-mêmes.
À la fin du XIXe siècle, les promoteurs de la régulation morale sont souvent des Chrétiens appartenant au mouvement protestant de l’Évangile social, un mouvement né en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Ils ciblent les drogues, dénoncent ceux qui les utilisent et sont préoccupés par le phénomène de la dépendance, qui est désormais documenté par des médecins. La dépendance chez les femmes représente particulièrement une menace pour la société car elle compromet, selon eux, la capacité de celles-ci à assumer le rôle d’être une mère attentionnée pour ses enfants. Mais la campagne antidrogue attire aussi des groupes de femmes, des nationalistes et des syndicats. Ces militants associent l’utilisation de certaines drogues, comme l’opium, à des groupes ethniques précis, notamment aux Chinois. Ils donnent ainsi des arguments aux groupes nationalistes, qui cherchent à promouvoir leur vision du Canada comme une société blanche, et aux syndicats, qui avancent l’idée que la présence de certains groupes ethniques dans les usines et les chantiers fait chuter les salaires.
C’est en Colombie-Britannique que la campagne en faveur de la restriction de l’immigration asiatique est la plus agressive. La coalition anti-drogue peut alors compter sur le soutien du sous-ministre du Travail dans la fonction publique fédérale, William Lyon Mackenzie King. Alors que celui-ci mène une enquête sur les pertes encourues par les résidents japonais et chinois pendant les émeutes anti-asiatiques de 1907 à Vancouver, deux réclamations soumises par des fabricants d’opium chinois l’intriguent. King se rend alors dans des fumeries d’opium et conclut que l’État doit intervenir contre ce commerce et cet usage. La coalition anti-drogue enregistre sa première victoire légale en 1908. Le Canada est l’un des premiers pays à rendre illégale l’importation, la fabrication et la vente d’opium à des fins autres que médicales. La Loi sur l’opium et les narcotiques de 1911 autorise le gouvernement fédéral à ajouter de nouvelles drogues, comme la cocaïne et la morphine, à la liste des substances interdites. La criminalisation des drogues ne met toutefois pas fin à leur consommation dont le commerce est désormais contrôlé par les milieux criminels.
Les partisans antidrogues poursuivent leur campagne sur la scène internationale avec l’aide de groupes de pression américains. Selon eux, les pays affectés, comme le Canada et les États-Unis, font les frais de la réticence des pays producteurs - et des nations européennes qui les soutiennent – à restreindre et à réprimer la production d’opium et d’autres substances utilisées pour leurs propriétés psychoactives. Ce lobby anti-drogue favorise la mise en œuvre d’accords internationaux tels que la Convention internationale de l’opium de 1912, qui vise le contrôle de la production, de la distribution et de la consommation de drogue. En 1923, les partisans antidrogues canadiens obtiennent une autre victoire. Cette année-là, le gouvernement fédéral criminalise la possession, la vente, l’importation et l’exportation de marijuana. Certes, à cette époque, la consommation de marijuana ne fait pas l’objet d’un débat social, mais elle inquiète certains réformateurs de la morale.
Dans les années 1960, l’émergence de la contre-culture donne lieu à une vague d’expérimentation et de consommation de nouvelles drogues. Les médecins sont divisés. Certains ne croient pas que la consommation de la marijuana soit préjudiciable. D’autres partagent les craintes des opposants à cette drogue qui mentionnent ses conséquences néfastes sur la santé à court et à long terme, même s’ils reconnaissent que les études sur la question n’ont pas donné de résultats concluants. Plusieurs groupes s’opposent à la légalisation de la marijuana : des parents, des leaders religieux, des enseignants, des forces policières, des politiciens et des juges. Puisque la communauté médicale ne se prononce pas avec certitude sur les effets à long terme d’une drogue illicite comme la marijuana, ils exhortent le gouvernement fédéral à ne pas légaliser cette substance. Le gouvernement fédéral abandonne l’idée de décriminaliser la marijuana et se contente d’amender sa législation en atténuant les pénalités en 1969.
La question de la marijuana refait surface dans les années 1990. Les défenseurs du cannabis affirment que sa consommation aide les individus souffrant de la sclérose en plaques et du SIDA. En 2000, la Cour d’appel de l’Ontario invalide la législation interdisant la possession de marijuana et accorde douze mois au gouvernement fédéral pour reconsidérer ses options. En réaction, le ministère de la Santé met en place le Règlement sur l’accès à la marijuana à des fins médicales, qui permet aux personnes gravement malades ou souffrant de maladies chroniques de consommer du cannabis, à condition d’obtenir la permission de deux médecins. En 2013, le chef du Parti libéral, Justin Trudeau, annonce que son parti, voyant l’échec de la politique fondée sur la répression, légalisera la marijuana, un avis partagé par des experts juridiques et spécialistes de la santé. Formant le gouvernement en 2015, les libéraux légalisent l’usage de la marijuana, trois ans plus tard.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : LSD - Psychédélique - Loi Veil 1976
Références :
Marcel Martel, Une brève histoire du vice au Canada depuis 1500 (Presses de l’Université Laval, 2015), ouvrage paru en anglais sous le titre Canada the Good? A Short History of Vice Since 1500, (Waterloo, Ontario: Wilfrid Laurier University Press, 2014).
Marcel Martel, Not This Time: Canadians, Public Policy and the Marijuana Question, 1961-1975 (Toronto: University of Toronto Press, 2006).
Pour citer cet article : Marcel Martel, "Campagnes anti drogues", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.