Cette épidémie est restée célèbre pour son exploitation politique par la monarchie française, qui isola, puis envahit l’Espagne, mettant ainsi un terme au Trienio Liberal institué par la révolution de 1820. L’amalgame entre contagion épidémique et contagion révolutionnaire est saisissant. Le détournement opportuniste des réponses à l’épidémie ne doit pas pour autant faire oublier que celles-ci s’inscrivent, en France comme en Espagne, dans le temps plus long de la structuration de la santé publique, dont la fièvre jaune est un moteur depuis le début du siècle.
La transmission de la fièvre jaune par les moustiques Aedes n’étant découverte qu’à la fin du XIXe siècle, sa propagation hors de sa zone endémique des Caraïbes et jusqu’aux États-Unis et en Espagne alimentait depuis les années 1790 un débat entre les partisans de son importation par contagion et ceux de sa production locale par l’environnement. Ces théories restaient complémentaires d’un point de vue médical, mais elles nourrissaient une controverse sur l’utilité des quarantaines et des cordons sanitaires, décriés pour leurs coûts économiques et politiques, au moment même où les épidémies incitent les États à ériger des règlements sanitaires pour centraliser et harmoniser des mesures jusque-là trop ponctuelles et éclatées.
L’épidémie de Barcelone illustre la politisation de ce débat médical et sanitaire. Elle apparaît fin juillet dans le port, et ce n’est qu’en septembre que la ville, désertée par une partie des autorités et de la population, est isolée par un cordon sanitaire. En France, le gouvernement établit fin septembre son propre cordon fermant la frontière pyrénéenne. Une commission médicale est également envoyée de Paris. Leur correspondance, publiée dans la presse, et la mort du jeune André Mazet sensibilisent l’opinion française aux ravages de l’épidémie, estimés à vingt mille morts. Leur mission n’était cependant pas humanitaire mais savante, et leur verdict contagionniste fournit a posteriori une justification scientifique au cordon français.
Le gouvernement n’a pas attendu le rapport de la commission pour présenter sa nouvelle loi sanitaire qui généralise le dispositif quarantenaire de l’intendance de Marseille, hérité de la peste. La loi, en préparation depuis le retour de la fièvre jaune et de la peste en Espagne en 1819 et 1820, passe à la Chambre des Pairs en novembre 1821, mais le contexte politico-sanitaire n’est plus le même lors de son examen par les députés en février 1822. L’épidémie s’est éteinte en décembre, tandis qu’une guerre civile a éclaté en Espagne, et qu’en France un nouveau gouvernement ultraroyaliste a tiré parti d’une « circonstance qui permet à l’interdiction politique de se couvrir du voile de l’interdiction sanitaire » pour renforcer le cordon tout en aidant clandestinement les guérillas absolutistes espagnoles. Le cordon devient alors un simple prétexte aux yeux des libéraux, et si la loi est adoptée le 3 mars 1822, son exécution la discrédite. Les mesures sanitaires sont levées lorsque la maladie ne reparaît pas en septembre, mais l’armée est maintenue en tant que corps d’observation, puis forme en 1823 le corps expéditionnaire qui envahit l’Espagne avec la sanction du congrès de Vérone, afin de rétablir l’autorité absolue du roi Ferdinand VII.
En écrasant le Trienio Liberal, l’expédition française achève aussi d’enterrer le code sanitaire que les députés espagnols avaient tenté, en vain, d’ériger dans la lignée des premiers efforts lors des Cortes de Cadix. En 1822, la contagion de la fièvre jaune accapare l’assemblée des Cortes. La commission de santé publique reçoit de nombreux mémoires médicaux espagnols et étrangers, et considère cette question comme « la plus hautement politique », car elle permettrait de protéger la population tout en évitant les abus et le coût des quarantaines. Pourtant, le code sanitaire qu’elle propose est rejeté pour ses mesures jugées draconiennes. Le médecin et député libéral Mateo Seoane, artisan du projet, incarne cette contradiction. Il récuse la contagion et les mesures tyranniques qu’elle inspire, mais a dû se résoudre, en l’absence d’une preuve scientifique irrévocable de la non-contagion, à s’aligner sur les législations étrangères.
Le développement de ces lois rappelle que ni les théories médicales, ni les régimes politiques ne suffisent à expliquer l’origine et la diversification des politiques sanitaires adoptées par les États au XIXe siècle. Elles dépendent aussi de leur position sur la trajectoire des flux épidémiques, de leurs intérêts commerciaux, de leur prise en compte des législations voisines, ou encore de l’inertie administrative de leurs structures préexistantes. Et si le débat sur la contagion n’est pas résolu après la fièvre jaune de Barcelone, ni lors de la pandémie de choléra des années 1830, la gestion de ces maladies influence durablement les politiques sanitaires aux XIXe et XXe siècles.
Références :
Isabel Moll, Pere Salas Vives et Joana María Pujadas-Mora, « Vers une nouvelle modernité sanitaire : l’épidémie de peste de Majorque en 1820 », Annales de démographie historique, 2017/2 (n° 134), p. 125-149.
Álvaro Cardona, “Les debates sobre salud pública en España durante el Trienio Liberal (1820-1823)”, Asclepio, vol. 57, n°2, 2005, p. 173-202.
Pour citer cet article : Pierre Nobi, "Barcelone, 1821", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.