"La folie est douleur. La pitié et la science peuvent l'éviter", Ligue argentine d'hygiène mentale, années 1940.
En 1945, un mouvement politique commence à émerger en Argentine qui va marquer l'avenir du pays : le péronisme. Centré sur la figure du général Juan Domingo Perón (1895-1974), il se présente comme une expression du secteur syndical et revendique la "justice sociale" comme devise principale.
Après sa double victoire aux élections de 1946 et sa réélection en 1951, Péron introduit une série de transformations qui confèrent à l'État un rôle de premier plan dans la vie politique locale, notamment dans le domaine de la santé. En ce sens, Ramón Carrillo (1906-1956), secrétaire puis ministre de la santé publique en Argentine entre 1946 et 1954, est une figure clé pour comprendre la politique de santé sous le gouvernement péroniste en Argentine.
Qui est cet homme qui va diriger la politique sanitaire de l’Argentine après-guerre ? Il entre dans la carrière médicale en 1930 en obtenant la médaille d'or de l'Université de Buenos Aires (UBA), puis bénéficie d’une bourse pour partir étudier dans les centres universitaires européens d’Amsterdam, Paris et Berlin. Il y parfait sa formation en neurochirurgie, spécialité qui l’intéresse depuis de nombreuses années. À son retour en Argentine, Carrillo organise le Laboratoire de neuropathologie (UBA), ce qui lui permet d’être en contact avec les recherches menées dans les institutions psychiatriques de Buenos Aires. C’est en 1939 qu’il est nommé chef du service de neurochirurgie de l'hôpital militaire, lieu de sa rencontre avec Juan Perón, ministre du travail hospitalisé à cet endroit en 1943
Lorsqu'il prend la direction du Secrétariat à la santé publique en juin 1946, il est confronté à plusieurs lacunes dans l'organisation sanitaire du pays. Parmi ces dernières, la question des soins psychiatriques qui, jusqu'au début du XXe siècle, repose seulement sur une poignée d'établissements d'internement qui dépendent de divers organismes publics ou semi-publics. Si depuis les années 1920, dans le sillage du mouvement de l'hygiène mentale, des services ont été ouverts pour favoriser le traitement ambulatoire des maladies mentales, l'agenda de la Ligue argentine d'hygiène mentale, fondée en 1929, n'est pas alors articulée aux politiques publiques. Même si elle reçoit des subventions de l'administration publique, la ligue reste une entité indépendante de l'État. Dès le début de son ministère, Carrillo crée la Direction des aliénés et de l’Hygiène Mentale, qui a pour mission de centraliser les relations avec les hospices et les asiles, mais aussi intègre l'hygiène mentale dans la sphère de l'État, ce qui est entièrement neuf. Pour symboliser cette nouvelle étape de la politique de santé, Carrillo visite l'hospice de Las Mercedes avec le président Perón en août 1946, annonçant un plan d'urgence pour la prise en charge de la rénovation des bâtiments.
Un an plus tard, le Plan analytique de la santé publique consacre un chapitre entier à l'aide aux personnes aliénées et au développement de l'hygiène mentale. Il propose un plan quinquennal en deux phases qui comporte la mise en place d’un système social préventif, essentiellement destiné aux enfants et au diagnostic précoce des maladies mentales. Se dessine alors un service social psychiatrique qui permettrait à l'individu de se réadapter et de retourner dans son environnement d'origine, mais aussi la construction d'hôpitaux psychiatriques pour les patients aigus et chroniques. En outre, il est prévu de créer un institut d'études psychiatriques qui étudiera les facteurs héréditaires et sociaux des troubles mentaux ainsi que les mesures d'hygiène eugénique et mentale qui pourraient être appliquées.
Son action ne s’arrête pas là. Par la suite Carrillo donne des conférences afin d'encourager le remplacement du terme "aliéné" par celui de "malade mental" et de proposer une nouvelle classification psychiatrique divisée en cinq groupes dont le but n’était pas nosographique, mais plutôt "juridico-social" et statistique. En enregistrant les données sur des cartes perforées et en utilisant une tabulatrice, l’objectif était de faciliter l'orientation du patient vers l'établissement adéquat. Ce système mis en œuvre à partir de 1951 a dû néanmoins faire face à la résistance des médecins eux-mêmes et, plus tard, à une condamnation politico-idéologique. Encore irrigué par le thème de l'eugénisme et une forme de biotypologie, le discours de Carrillo était alors mû par la nécessité selon lui de donner des objectifs précis à un mouvement de l’hygiène mentale sur lequel il était critique.
En ce sens, sa proposition d'une psychiatrie préventive qui devrait non seulement éviter les troubles mentaux, mais aussi "perfectionner l'état spirituel normal" des individus, permet de considérer Carrillo comme un "chaînon manquant" entre l'hygiène mentale du premier XXe siècle et le paradigme de la santé mentale forgé en Europe au plus fort de la Seconde Guerre mondiale et installé en Argentine après le coup d'État militaire qui a renversé Perón en 1955.
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Références :
Jonathan, Ablard, Madness in Buenos Aires. Patients, Psychiatrists and the Argentine State, 1880-1983, Ohio, University of Calgary Press, 2008.
K. Ramacciotti, La política sanitaria del peronismo. Buenos Aires, Biblos, 2010.
Pour citer cet article : Hernan Scholten, "Carrillo Ramon", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.