La coprolalie (du grec kopros, ordure et de lalo, je parle) désigne la tendance à exprimer des mots obscènes, injurieux ou orduriers dans certaines maladies mentales. Le néologisme est formé par le médecin de la Salpêtrière Georges Gilles de la Tourette en 1885. Dans un article intitulé Étude sur une affection nerveuse caractérisée par de l’incoordination motrice accompagnée d’écholalie et de coprolalie, ce dernier identifiait le phénomène langagier comme symptôme caractéristique de la maladie des tics qui porte désormais son nom. La première observation relatée dans cette publication, qui en compte neuf, expose le cas célèbre d’une marquise dont la particularité était de prononcer des grossièretés en présence de ses invités ; « foutu cochon » ou d’autres injures que la bienséance de Jean Itard et de Jean-Martin Charcot, qui avaient tous les deux initialement étudié le personnage, se gardait de citer. Si Gilles de la Tourette s’autorise à transmettre au lecteur le contenu des insultes prononcées par ses patients, il insiste sur leur caractère involontaire. Pour le justifier, le médecin donne des précisions sur le statut social et le genre des sujets, car s’il admet qu’un garçon de dix-neuf ans peut exprimer ses idées lubriques ou obscènes, il paraît inexplicable aux yeux du neurologue que « des femmes, des jeunes filles, de jeunes garçons d’excellente famille, parfaitement élevés » et a fortiori des aristocrates prononcent de telles grossièretés. Dès lors que toute intentionnalité est écartée, le caractère morbide de ces propos ne fait aucun doute pour le médecin.
La médicalisation de ce phénomène langagier se réfère à une règle héritée de la rhétorique, la convenance, c’est-à-dire le rapport de conformité entre la parole du locuteur et sa condition sociale. Ce symptôme n’est d’ailleurs pas le seul à se fonder sur des critères de type sociolinguistique. Dans la manie, par exemple, certains aliénistes ont observé des cas de personnes peu instruites qui se mettaient à parler avec éloquence, voire dans un registre littéraire. Si l’abandon du dialecte figure au catalogue des Altérations de la parole dans les délires (1852) du médecin allemand Ludwig Snell, ses homologues français ont davantage tendance à signaler symptomatiques les patients qui, dans la maladie, reviennent au dialecte. Ces différences se comprennent au regard des politiques linguistiques pratiquées dans ces deux pays. Tandis qu’en France, les autorités cherchent, depuis l’Ancien Régime, à imposer la langue française dans tout le territoire, l’Allemagne ne pratique pas la même politique centralisatrice, de sorte que les patois ne sont pas combattus. En dépit de ces nuances, le principe reste le même : le symptôme, se mesure à l’écart entre la position sociale du sujet et son niveau de langue, – déclassement dans le cas de la marquise coprolalique ou ascension sociale comme pour ces paysans maniaques et éloquents – la maladie s’exprime différemment selon son rang. Cela semble largement admis dans la communauté médicale. Si la coprolalie fait débat, c’est seulement parce que certains médecins, à l’instar de Valentin Magnan, considèrent qu’elle n’est pas spécifique à la maladie des tics. Elle s’observerait également dans la folie des dégénérés. Dans cette affection, l’hérédité est invoquée comme principe explicatif. Grégoire Breitman, un élève de Charcot, évoque dans sa thèse de médecine intitulée Contribution à l’étude de l’écholalie, de la coprolalie et de l’imitation des gestes chez les dégénérés et les aliéniés (1888), des « antécédents touchés cérébralement ». En dépit des variations observées dans la clinique, ces symptômes auraient, selon lui, une même cause, la « perversion psychique des centres cérébro-spinaux ». En somme, l’histoire de la coprolalie s’accorde à celle des autres altérations de la parole que les aliénistes ont scrupuleusement recensée au cours du XIXe siècle dans le but d’enrichir la symptomatologie de la folie. Si dans un premier temps le diagnostic de ces phénomènes se fonde sur des règles rhétoriques ou (socio)linguistiques, les découvertes dans le domaine de la neurologie de la seconde moitié du XIXe siècle, et en particulier celle de Paul Broca d’une zone dévolue au langage dans l’hémisphère gauche du cerveau, ont pour effets de promouvoir des causes d’ordre biologique ou anatomique à ces comportements langagiers et à reléguer au second plan les références aux normes d’ordres socio-culturel et politique.
Références :
Pierre-Henri Castel , « « M... et F... Cochon ! », s’écria la marquise », Les Cahiers du Centre Georges Canguilhem, 1, 2, 2008, pp. 215-258.
Camille Jaccard, Paroles folles dans la psychiatrie du XIXe siècle et du début du XXe siècle : histoire et épistémologie, thèse, Université de Lausanne, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2018.
Pour citer cet article : Camille Jaccard, "Coprolalie", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.