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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Crise des opioïdes

Publicité pour l’OxyContin (Detrano J., The four-sentence letter behind the rise of OxyContin. Rutgers Center of Alcohol & Substance Abuse Studies. non daté)

L’efficace campagne marketing de Purdue Pharma est un des facteurs ayant contribué à la crise des opioïdes touchant les États-Unis depuis les années 2000 et met en lumière les importantes lacunes de la gestion des stratégies publicitaires médicales du pays. 

 

   Le 10 mai 2007, l'entreprise pharmaceutique américaine Purdue Pharma plaide coupable devant le tribunal américain d’avoir présenté son médicament comme « non addictif » et se voit attribuer une amende de 654 millions de dollars pour marketing mensonger. Ce  jugement n’empêche pas la poursuite des ventes de l’OxyContin® et sa propagation au sein des foyers américains. En mars 2017, le président des États-Unis Donald Trump décide ainsi de déclarer l’« urgence sanitaire nationale ». Des études avancent en effet près de 50 000 décès par overdose d’opioïde enregistrés au cours de l’année 2017 seule. Entre 2000 et 2016, les chiffres grimperaient à 200 000 décès.  

 

   L’OxyContin®, objet du jugement et désigné comme principal coupable de cette crise nationale, est un médicament opioïde antalgique (utilisé contre le traitement de la douleur). Un opiacé est une substance psychotrope dérivée de l’opium, dont les utilisations remontent à l’Antiquité. Outre les opiacés naturels tels que la morphine, certains opioïdes synthétiques ou semi-synthétiques sont à leur tour passés dans le vocabulaire courant : on citera l’héroïne, le fentanyl ou encore l’oxycodone. Ce dernier antalgique est au cœur de la crise sanitaire américaine. Développé dès le début du XXème siècle en Allemagne, il est, au cours des années 90, commercialisé aux États-Unis par PurduePharma sous le nom d’OxyContin®. 

 

   Alors que ces médicaments étaient historiquement réservés au soin de maladies ciblées (tuberculose, cancer) ou de traumas majeurs, au cours du XXème siècle et dans le contexte plus général de l’amélioration des conditions de vie, les prescriptions des opioïdes se tournent vers le traitement du fléau quotidien des douleurs chroniques. Une demande sans cesse grandissante fait émerger un nouveau marché, particulièrement attirant de par le vaste panel de potentiels consommateurs qu’il concerne. En 1975 est créée la revue Pain, symbole de cette nouvelle attention médicale portée sur le soulagement des douleurs. Quelques décennies plus tard, PurduePharma devient un acteur majeur de ce domaine lucratif lorsque l’OxyContin® est approuvé par la FDA (Food and Drug Administration) en 1995. Sa commercialisation est lancée l’année suivante. De 1996 à 2011, le succès ne se dément pas : une hausse spectaculaire des prescriptions d’opioïdes naturels et semi-synthétiques dont l’OxyContin®, véritable blockbuster médical, peut se prévaloir de caracoler en tête de file — et d’être la cause de 5 décès pour 100 000 habitants sur cette période. Ce succès est à attribuer à une campagne marketing sans précédent.

 

   On peut distinguer deux axes de marketing : le fond – les informations relayées au sujet du médicament - et la forme – la façon de faire circuler ces informations et d’aller toucher les potentiels médecins et consommateurs. 

 

   Dans le domaine légal, PurduePharma cible les physiciens en axant leur communication sur le système de libération prolongée de 12 heures (time-release system) de l’OxyContin®. Afin de se détacher de la mauvaise image qui colle au spectre des opioïdes (l’opiophobie est alors toujours prégnante dans le secteur médical et chez le grand public en général), l’entreprise avance la libération « contrôlée » des molécules chimiques dans le système qui l’ingère. Ce déclenchement à retardement est présenté comme un moyen efficace de modération temporelle des doses d’opioïdes circulant dans l’organisme et, de fait, une réduction de risques de dépendance. « The rate of addiction for patients who are treated by doctors is much less than 1% » devient un des slogans phares des campagnes publicitaires et le fer de lance de la communication visant à minimiser drastiquement les risques d'addiction et d'overdose que présente l’oxycodone. L’entreprise s’assure également d’élargir le champ d’action de l’OxyContin® : des prescriptions réservées à combattre les douleurs cancéreuses, le médicament devient rapidement le remède à toutes douleurs quotidiennes, des migraines aux douleurs dorsales. 

 

   En second lieu, l’aspect le plus frappant de la campagne déployée par PurduePharma est la forme agressive du marketing de l’OxyContin®. La famille Sackler, propriétaires de PurduePharma, met en place un démarchage systématique auprès des professionnels de santé : financement de plus d’une quarantaine campagnes « éducatives » tout frais-payés entre 1996 et 2001 rassemblant quelque 5 000 professionnels, utilisation de datas afin de cibler les praticiens à fort taux de prescription d’opioïdes, incitation aux prescriptions hors AMM, visites régulières de représentants commerciaux auprès des docteurs, primes aux représentants commerciaux, paiement de repas, et ce jusqu’à la distribution de goodies tels que chapeaux, peluches et disques de musique. 


   Les professionnels de santé ne sont pas les seuls objets du marketing de PurduePharma, qui utilise les médiums des journaux, de la télévision et de l’internet émergent pour toucher un plus grand nombre. Ainsi, le grand public se fait inonder de publicités, de brochures et de spots publicitaires. Un site internet, Partners Against Pain, est mis en place. Les lieux médicaux traditionnels ne sont pas exempts du marketing : des distributions de coupons permettant aux patients de recevoir des échantillons gratuits pour 30 jours sont mis en place dans des pharmacies volontaires. 

 

   Malgré des rappels à l’ordre répétés, le marketing de Purdue Pharma se poursuit jusqu’à leur condamnation devant le tribunal américain. Quoique reconnus coupables en 2007 et une seconde fois en 2020, où la compagnie est condamnée à verser plus de 7 milliard d’euros à l’État et aux gouvernements locaux gérant les conséquences de la crise des opioïdes, la stratégie innovatrice et agressive de la société s’est rendue coupable de dommages irréversibles dans la société américaine. L’opinion publique est peu à peu informée de la publicité mensongère et des dangers des médicaments qu’on lui prescrit : des ouvrages (Empire of Pain de P. Keeefe, 2021) aux documentaires (Crime of the Century, 2021), en passant par des séries télévisées (Dopesick en 2021 ou encore Painkiller produit par Netflix en 2023). Les dates de parution de ces ouvrages ne font que souligner la résurgence récente de demandes d’une société américaine empêtrée dans cette crise sanitaire, réclamant des explications, des coupables et des dédommagements — et peut-être plus que tout, des mesures de prévention et une réforme d’un système de santé pesant. 

 

Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Pharmacie centrale

Johanne Perigois - Le Mans Université

Références :

Gabriel Blouin-Genest, « Chapitre 4. Opioïdes, une crise planétaire ? La dépendance aux opioïdes en contexte de gouvernance mondiale et d’interdépendance des souverainetés », dans : Gabriel Blouin Genest éd., Dynamique de la souveraineté. Communautés et organisations politiques face à la souveraineté. Caen, EMS Editions.

 

Anne Case, Angus Deaton, « Chapitre 9. Les opioïdes », dans : Morts de désespoir. L'avenir du capitalisme, Traduit de l’anglais par BURY Laurent. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Hors collection », 2021, p. 149-178.

 

Pour citer cet article : Johanne Perigois, " Crise des opioïdes", dans H. Guillemain, DicoPolHiS, 2024.

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