Un déséquilibré fugueur. Annales médico-psychologiques, n° 01, 1922, p. 136.
Signalant stricto sensu la perte d’une position stable, la notion de « déséquilibre » avait été auparavant diffusée par le mouvement romantique qui a contribué à forger l’idée d’un dérangement provoqué par une imagination exaltée ou une sentimentalité exagérée. Dans les années 1840, le poète et romancier Alphonse Esquiros avisait ainsi que les artistes, les littérateurs ou les savants présentent un « dérangement du caractère ». Le 18 novembre 1860, les frères Goncourt se plaisaient dans leur Journal à décrire poètes et penseurs tels des « malades » dont « la pensée a l’air d’être une chose qui empêche de se porter bien, qui déséquilibre l’homme, une maladie ». En 1883, dans ses Essais de psychologie contemporaine, le poète et critique Paul Bourget s’intéressant à la psychologie des écrivains évoque également la notion de «déséquilibre » rapportée au psychisme et estime que Flaubert « ayant embrassé l’idéal romantique avec tant de ferveur » se retrouva dans de «savantes conditions de déséquilibre».
Parallèlement, le mot figure à l’envi dans des romans, ce qui laisse à entendre que la notion imagée de déséquilibre mental fait son chemin au point d’entrer comme une entité dans le glossaire des aliénistes qui l’utilisent rapidement en tant qu’experts dans les tribunaux. On apprend dans Le Petit Parisien du 29 novembre 1887 qu’un homme accusé d’une tentative d’assassinat dans un wagon-lit a été présenté par les médecins légistes « comme un déséquilibré ». Il est rapporté dans le même journal à la date du 5 avril 1888 que des avocats ont cherché à faire passer leur client « pour une sorte de déséquilibré ». Puis, lors de la séance du 19 mai 1890 de la Société médico-psychologique, Henri Colin, alors interne en médecine en poste à l’Infirmerie spéciale de la Préfecture de police, rapporte le cas d’une jeune institutrice dont le délire est, selon lui, lié à l’hérédité familiale avec dégénérescence et déséquilibre constitutif.
Le rattachement du « déséquilibre mental » à la grande famille des dégénérés et des héréditaires est dès lors régulièrement mis en avant. Entre 1892 et 1894, le Dr Jules Dallemagne donne une série de leçons au barreau de Bruxelles à propos des « dégénérés et déséquilibrés », dont il signale la proximité. En 1894, le Dr Paul Moreau de Tours publie un ouvrage dédié aux Excentriques ou déséquilibrés du cerveau. D’autres médecins comme le Dr Mercier présentant le cas d’ « un adolescent dégénéré, déséquilibré et criminel » (Annales d’hygiène publique et de médecine légale, 1904) les décrit comme des êtres « grossiers, ne cherchant que la satisfaction de [leurs] désirs et prêts à toutes les violences pour ne pas être contrariés ». Lors de la séance du 25 mai 1908 de la Société médico-psychologique, les Drs Courjon et Mignard déclarent que le déséquilibré peut être « considéré ici comme malade, là comme délinquant, tantôt comme un révolté, tantôt comme un aliéné ». Les déséquilibrés sont par la suite décrits comme caractérisés par une « anomalie mentale » par le Dr Hesnard par exemple, qui affirme en 1910, dans un article paru dans les Archives de médecine navale, que les déséquilibrés entrent dans le groupe des « psychopathies ».
Ensuite le champ recouvert par le déséquilibre mental s’élargit car le concept est souple, extensible et propre à englober et absorber tous ceux et toutes celles qu’il est impossible de qualifier autrement. A la veille de la Seconde Guerre mondiale, la notion de « déséquilibre mental » est utilisée en psychiatrie comme un terme généraliste notifié dans nombre de certificats. Au point qu’en 1946, dans un article paru dans les Annales médico-psychologiques, le Dr Leconte questionne la notion même de déséquilibre mental dont sont qualifiés, selon ses observations, près de 30% des internés. Il en vient à penser que l’étiquette reste utilisée dans les certificats d’internement bien qu’il n’existe aucun critère physique, psychologique ou biologique avéré.
Dans son Manuel alphabétique de psychiatrie paru en 1952, Antoine Porot consacre le déséquilibre comme « un état psychique permanent, indépendant de toute atteinte psychosique et qui se manifeste par l’impossibilité, pour le sujet, de se donner et de suivre un plan d’existence harmonieux, conforme à ces véritables intérêts et adaptés aux exigences de la vie en société », ce qui se traduit selon lui par des comportements dangereux. Même si ce dernier précise que les déséquilibrés ne sont pas à proprement parler des aliénés, la notion de déséquilibre mental est longtemps demeurée employée en psychiatrie.
Références :
Véronique Fau-Vincenti, Le bagne des fous. Le premier service de sûreté psychiatrique 1910-1960, La manufacture de livres, 2019.
Jean-Christophe Coffin, La transmission de la folie, L’Harmattan, 2003.
Pour citer cet article : Véronique Fau-Vincenti, "Déséquilibre mental", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.