Les Mains d’Orlac, roman de 1920 écrit par Maurice Renard, raconte l’histoire, nimbée de fantastique et de suspense, du célèbre pianiste Stephen Orlac qui, suite à un accident, se retrouve greffé des mains d’un assassin fraîchement guillotiné, ce qui n’est guère rassurant au vu des crimes qui se multiplient autour de lui.
Renard, maître du genre littéraire du «merveilleux scientifique», qui consiste à se démarquer d’une science-fiction fantaisiste en étendant les possibilités offertes par des données scientifiques bien réelles et tangibles, met au cœur de son ouvrage le personnage énigmatique du Docteur Cerral, qui opère le pianiste et tâche de rééduquer ses mains. Ce chirurgien, présenté par l’ouvrage comme «mondialement connu», «premier parmi les siens», mais aussi source d’inquiétudes pour ses «audaces», est intéressant à plus d’un titre. C’est un calque évident d’Alexis Carrel, prix Nobel de Médecine 1912. Il donne donc une vision de la médecine à un moment donné, après la Grande Guerre, où elle est perçue comme réparatrice des traumatismes et blessures, mais aussi comme facteur inéluctable de progrès, potentiellement capable de tout. Cerral n’est-il pas comparé par une protagoniste du livre à un dieu «qui à défaut du vrai fera l’affaire» ?
Le personnage de Cerral, aussi controversé que son modèle de chair nobelisée, brasse les mêmes spécialités que ce dernier. Alexis Carrel, plus connu pour son eugénisme forcené lors de la Seconde Guerre mondiale, n’en est pas moins le père de la greffe d’organes, de la suture vasculaire et de l’efficace solution de Dakin, subventionné par la puissante Fondation Rockfeller. Les deux premiers points font saillies chez le Cerral de Renard. Si en théorie, les greffes d’organes (a fortiori d’un élément complet du corps tel qu’une main) sont impossibles en 1920, en raison du problème encore irrésolu des rejets, l’efficacité démontrée des sutures vasculaires d’Alexis Carrel donne bon espoir, à l’orée des années folles, en des lendemains où un organe se remplace facilement. Mais là où l’auteur va plus loin dans cette vision d’une médecine plus que révolutionnaire, c’est lorsqu’il avance la possibilité d’une résurrection possible, d’une immortalité, avec le personnage de l’assassin guillotiné qui voit sa tête «recollée»! Si Renard évite d’une pirouette lettrée ce qui peut paraître tout de même une fantaisie, la question de la médecine, de ses limites éthiques et physiques se posent.
L’allusion à une célèbre expérience de Carrel est évidente, celle du cœur de poulet maintenu en vie sur une durée très nettement supérieure à ses possibilités, et Renard semble interroger : est-ce bien raisonnable que d’offrir l’immortalité ? Des questions qui ne sont pas sans évoquer les réflexions sur l’eugénisme de Carrel et celles de certains médecins de la période, mais aussi les interrogations très actuelles, qui concernent le transhumanisme perçus par certains commentateurs comme un nouvel eugénisme fondant «l’Homme augmenté» par la médecine et la technologie. Technologie que l’on retrouve dans les mains de métal de l’assassin peut-être ressuscité, parfaitement fonctionnelle, qui n’est pas sans faire écho aux errances prothésistes post-Grande Guerre.
De même, Renard anticipe de façon déconcertante des évolutions médicales (la première greffe du type décrit par le roman n’est réalisée avec succès qu’en l’an 2000) ainsi que leurs liens avec la justice. Outre l’arrière-plan médico-légal que l’on peut observer dans l’ouvrage via le bertillonnage et la présence d’un médecin légiste sur les lieux des crimes, la question de la prise de greffon sur un individu décédé pour le transplanter au vivant est latente, ainsi que les expérimentations menées sur les condamnés à mort. En cela, Cerral est un précurseur de papier aux lois actuelles portant sur les greffes de personnes en état de mort cérébrale ou cardiaque. Preuve encore que l’auteur se base sur des données scientifiques, et anticipe leurs possibilités.
Le personnage du docteur Cerral est somme toute l’emblème même d’un divertissement littéraire résolument moderne et érudit, scientifiquement avancé, flirtant avec les controverses éthiques et politiques inhérentes à la médecine, et campant les personnages bien réels dont le fameux Alexis Carrel.
Références :
Maurice Renard, Les Mains d’Orlac, Paris, Archipoche, 2020 (1ère éd. 1920).
Alain Drouard, Alexis Carrel (1873-1944), De la mémoire à l'histoire, Paris, L'Harmattan, 1995.
Pour citer cet article : Baptiste Louveau, "Docteur Cerral", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.