Quoique la maladie mentale que le mot cherche à décrire soit tout à fait imaginaire, et bien qu’elle n’ait eu qu’une vie brève, l’étude de la construction historique de la drapétomanie s’avère instructive. Elle montre que les diagnostics peuvent avoir un contenu clairement politique.
Il est en effet des maladies mentales qui ont une histoire étrange. La drapétomanie a été inventée en 1851. Comme son étymologie l’indique, elle désigne « la folie de l’esclave qui s’enfuit ». Le docteur Samuel Cartwright, formé par le maître des aliénistes américains, Benjamin Rush, œuvrait au XIXe siècle comme professeur ès maladies mentales à l’université de Louisiane, dans le sud des Etats-Unis. Les deux hommes considéraient la négritude comme une maladie, surtout lorsqu’elle s’accompagnait d’une propension à fuir les plantations dans lesquelles les sujets étaient esclaves. Après tout, pourquoi des esclaves heureux de leur condition s’enfuiraient-ils ? Pour ces médecins sudistes, ces individus étaient forcément malades, c’était dans l’ordre des choses.
Cartwright avait voyagé. C’est à Londres, en 1836, qu’il avait été effrayé par la propagande abolitionniste. Il était revenu aux Etats-Unis très remonté contre tout ce qui contrariait la bonne marche de son monde et de sa pratique médicale : les praticiens alternatifs comme les esclaves fuyards. Il écrivit un article au sujet des maladies et bizarreries des esclaves noirs dans un journal très lu dans le Sud, le De Bow’s review. Les esclaves n’étaient d’ailleurs pas les seuls noirs qui l’intéressaient. Les libres étaient selon lui sujets à une forme de « friponnerie » maladive qu’il nomma « Dysaesthesia Aethiopica ».
Comment une telle idée pouvait-elle être défendue ? Bien sûr Cartwright se faisait le porte-voix des préjugés de son milieu qui défendait un système d’exploitation économique fondé sur une main-d’œuvre servile. L’aliéniste prévoyait un traitement spécifique pour cette maladie : à base de savon et de décarbonisation du sang, mais surtout à base de fouet et de travail en plein air !
Mais il faut ajouter qu’à l’appui de ses idées, il défendait une théorie scientifique assez courante au XIXe siècle, celle des monomanies (des délires fixés sur un seul objet, ici la fuite) théorisées par les aliénistes français quelques décennies avant (sous la forme de la kleptomanie, de la pyromanie…) et celle de l’existence de correspondances entre les races, les milieux et les maladies. Au XVIIIe siècle, on ne compte plus les topographies médicales fondées sur la mise en relation des individus, des maladies et des choses qui les environnent. Enfin l’idée que la résistance d’un individu à un principe structurant de la société soit synonyme de maladie mentale est consubstantielle à nombre de théories psychiatriques.L’étude de Metzl sur les militants noirs des droits civiques américains victimes dans les années 1960 d’un surdiagnostic de schizophrénie paranoïde doit être rapprochée de cette histoire de drapetomanie.
Mais l’histoire est encore plus intéressante lorsque l’on s’attache à reconstituer l’évolution des occurrences du mot. Ce que montre bien le google ngram correspondant au mot drapétomanie, c’est que la diffusion du terme dans les milieux médicaux américains a été de courte durée, une vingtaine d’années tout au plus. Il n’a pas connu non plus une grande attractivité au sein de la psychiatrie européenne. Mais il revit à partir des années 1960, cette fois dans un autre contexte.
La drapétomanie a en effet connu un réemploi, non dans son cadre psychiatrique d’origine mais dans le cadre d’une dénonciation politique de l’oppression blanche contre les populations noires, et particulièrement de l’instrumentalisation de la science dans ce processus. L’entité pathologique, morte quasi immédiatement après sa naissance compte tenu de sa faiblesse théorique et de la fin du système économique et politique qui la soutenait avec la guerre de sécession, a été à nouveau mobilisée. Elle le fut d’abord lors des luttes pour les droits civiques dans les années 1960, puis plus récemment encore après le meurtre d’un afro américain, Michael Brown, par un policier à Ferguson en 2014. La drapétomanie est donc un des rares exemples de maladie mentale qui ont connu un rejeu dont l’ampleur a été probablement supérieure à sa diffusion initiale dans les milieux psychiatriques américains.
Références :
Katherine Bankole, Slavery and Medicine: Enslavement and Medical Practices in Antebellum Louisiana, New York: Taylor and Francis Group, 1998.
Bob Myers, "Drapetomania": Rebellion, Defiance and Free Black Insanity in the Antebellum United States, phD thesis, 2014.
Pour citer cet article : Hervé Guillemain, "Drapétomanie", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.