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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Enlèvements de cadavres

Dans un souci de progrès du savoir anatomique et médical, la pratique d'enlèvement de cadavres a traversé les siècles.Témoignage sur les enlèvements de corps à l’hospice de Tewkesbury, in Argument before the Tewksbury Investigation Committee, 1883. Internet Archive.

    Au nom du progrès du savoir anatomique et médical, la pratique d'enlèvement de cadavres a traversé les siècles.

 

    Les dissections humaines sont un élément essentiel de la médecine depuis le IVe siècle avant J.-C. Contrairement à une idée reçue, l'Église ne les a pas interdites au Moyen Âge. Au fil des siècles, les médecins et chirurgiens sont confrontés à la difficulté d'obtenir des cadavres humains à disséquer. Dès 1319, des apprentis enlèvent clandestinement des cadavres pour en faire la dissection dans la cité de Bologne, comme le font nombre de leurs collègues, surtout aux XVIIIe et XIXe siècles, dans des villes situées aujourd'hui en France, au Royaume-Uni, en Australie, au Canada, aux États-Unis et ailleurs. La ville d'Édimbourg, par exemple, connaît d'importants scandales d'enlèvements de défunts aggravés par les transactions financières dont certains cadavres font l'objet. Des colonies britanniques comme le Canada enregistrent également de nombreux pillages de tombes par des étudiants en médecine au cours du XIXe siècle. Dans certains pays comme la Belgique, en revanche, l’obtention illicite de cadavres est moins flagrante, vraisemblablement en raison de l'intervention des autorités politiques qui facilitent le transfert de corps non réclamés depuis les hôpitaux vers les salles de dissection.

 

    Dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, les dissections humaines tendent à proliférer, sous l’effet notamment de la disparition progressive des formations privées au profit d'institutions d'enseignement qui imposent un cursus basé sur les dissections, ou encore de guerres et de changements de régime politique à la faveur desquels se produit un rapprochement entre médecine et chirurgie. Les dissections ne sont donc plus seulement pratiquées par un nombre restreint de maîtres faisant des démonstrations publiques sur un seul cadavre à la fois dans des théâtres anatomiques qui accueillent un public profane. Désormais, tous les médecins et chirurgiens en formation doivent idéalement réaliser eux-mêmes des dissections humaines, auxquelles seuls leurs collègues sont admis dans des lieux fermés au public.

 

    Ce tournant dans l’enseignement médical favorise les dissections humaines à travers les empires européens. Avoir disséqué soi-même un corps humain devient, dans les milieux médicaux de ces empires, l'un des principaux critères de distinction entre praticiens compétents et charlatans. Cette incitation à disséquer les morts, qui se généralise dans l'enseignement médical, provoque une pénurie de sujets anatomiques, d'où la multiplication des enlèvements de cadavres dans les lieux de sépulture, qui marquent l'actualité et la littérature du XIXe siècle. 

 

   Bientôt s’impose, comme le remède aux enlèvements des cadavres, la dissection de corps non réclamés. Dans l'histoire des dissections humaines, la tendance avait toujours été de privilégier la dissection des corps de criminels ou d’inconnus, afin de ménager les sensibilités des populations. Des utilitaristes britanniques proches du philosophe Jeremy Bentham systématisent le principe d'anonymat des disséqués en le faisant inscrire dans une loi d'anatomie en 1832, qui sert de modèle à des lois d'anatomie adoptées dans divers pays.

 

    Au cœur de ces lois d'anatomie du XIXe siècle se trouve un calcul d'utilité. Puisque la médecine est utile à tous, affirment les défenseurs de ces lois, elle doit être en mesure d’obtenir les cadavres dont elle a besoin pour produire des médecins qualifiés. Afin d’y parvenir en nuisant le moins possible à la société, il s’agit de n'autoriser que la dissection des individus décédés dans des institutions financées par l'État et qu’aucun proche ne vient réclamer dans un délai fixé par la loi. 

 

    En contribuant par leur cadavre aux connaissances médicales utiles à tous, les défunts non réclamés doivent ainsi compenser les coûts liés à leur prise en charge institutionnelle. Des élus à travers le monde font adopter des projets de loi d’anatomie fondés sur ce principe, en les présentant comme la seule manière de mettre fin aux enlèvements des cadavres. En vertu de ces lois, des milliers de défunts non réclamés sont disséqués sous la supervision de différents États, jusqu'à ce que le don volontaire de corps à la science ne prenne son essor au XXe siècle.

 

    Aujourd'hui, la plupart des institutions d’enseignement médical qui maintiennent la dissection humaine dans leur programme n'acceptent que les cadavres donnés volontairement. Les technologies d'imagerie médicale, qui se développent depuis l'apparition des rayons X en 1895, sont également utilisées pour enseigner l'anatomie humaine, mais sans qu’elles ne remplacent entièrement les dissections. La condition primordiale d'utilisation de cadavres humains à des fins médicales est à présent le respect des morts, qui se traduit, entre autres, par des cérémonies annuelles en l'honneur des disséqués dans les facultés de médecine, parfois tenues en présence des proches des défunts.

Martin Robert - IFRIS - Laboratoire CERMES3

Références :

Rafael Mandressi, Le Regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris : Seuil, 2003.

Martin Robert, « L’émeute des fémurs : contestations étudiantes, dissections humaines et professionnalisation de la médecine au Québec », Canadian Historical Review, 102, 4 (2021), 525-544.

Pour citer cet article : Martin Robert, "Enlèvements de cadavres", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHis, Le Mans Université, 2022.

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