Entrée de l'Hôpital Avicenne, Archives AP-HP.
Inauguré en 1935 cet hôpital est une vitrine de la propagande coloniale française autant qu'un lieu de mémoire de l'immigration française.
L'essor d'une présence de travailleurs issus du Maghreb sur le territoire français métropolitain remonte à la Grande Guerre (voir le film Deux siècles d'histoire de l'immigration en France). Elle vient combler un manque de main-d'œuvre que les immigrés italiens et polonais ne suffisent pas à pallier. Les pouvoirs publics ont alors des préoccupations ambivalentes à l'égard de cette population issue des protectorats du Maroc et de Tunisie et des départements d'Algérie. Il s'agit d'intégrer cette main d'œuvre et de la protéger au nom de ce qu'on déclare alors être le "devoir" de la France vis-à-vis de son empire colonial, tout en désamorçant le militantisme anticolonial qui se structure en métropole. Les propositions de Pierre Godin (1872-1954), élu parisien, ancien sous-préfet en Algérie et fervent soutien du colonialisme, illustrent cette ambivalence. Il propose en 1923 que la police parisienne se dote d'agents parlant arabe ou kabyle, chargés de s'occuper « de la situation matérielle et morale et de la police des indigènes nord-africains ». Ces agents sont chapeautés à partir de 1925 par le Service de surveillance et de protection des Nord-Africains (Sspna). Ce dernier associe des actions d'assistance et de soin, dont des dispensaires, à un contrôle policier coercitif.
Godin soutient aussi à partir de 1926 un projet d'hôpital pour ceux qu'on désigne alors comme "musulmans" parisiens. Voilà qui aurait l'avantage, estime-t-on, d'isoler cette population à qui l'on prête sans preuve solide une surprévalence tuberculeuse et syphilitique et de la soigner dans son "milieu" linguistique et culturel tout en valorisant la politique impériale française. Il s'agit aussi d'alléger la pression sur les autres hôpitaux parisiens. Le choix d'une institution distincte fait écho à la fois au modèle de l'hôpital provisoire ouvert à Nogent-sur-Marne durant la guerre pour les blessés de l'armée coloniale, et à l'espace colonial, où existent des hôpitaux distincts pour les "Européens" et pour les "indigènes".
En pleine dépression économique, Godin parvient à obtenir un investissement de 25 millions de francs. L'hôpital construit à Bobigny, où les terrains sont moins coûteux, est conçu pour plonger les patients dans une « atmosphère familière » en lui donnant un caractère "musulman". Il est inauguré en 1935, et sert, comme la Grande Mosquée de Paris, achevée en 1926, de vitrine à la propagande coloniale française. Avec ses trois pavillons reliés entre eux, l'établissement est moderne, à mi-chemin entre l'ancien modèle pavillonnaire et le nouveau type de l'hôpital-bloc. Construit en béton armé et meulière, il mêle esthétique nouvelle et style "mauresque". Il comprend monte-charges, ascenseurs, centrale électrique, ainsi qu'un plateau technique de pointe pour l'époque (laboratoires, équipements de radiodiagnostic, etc.). Destiné exclusivement aux « indigènes originaires de l'Afrique du Nord et habitant la région parisienne », l'hôpital franco-musulman fournit une nourriture correspondant aux habitudes supposées de ces derniers, et emploie en priorité des personnes connaissant la langue et la culture arabes, ou que l'on forme à celles-ci. Il est complété en 1937 par un cimetière musulman.
Malgré ses qualités techniques, l'hôpital a de nombreux défauts. Il est mal desservi par les transports et exposé à la pollution des entreprises insalubres voisines. Par ailleurs, puisqu'il est strictement réservé aux malades nord-africains, il est considéré par certains, notamment les leaders nationalistes maghrébins, comme une institution discriminatoire. Enfin, il est dirigé par l'ancien chef du Sspna, destiné à la surveillance des Nords-Africains. L'hôpital comprend d'ailleurs un poste de police à l'entrée. Des témoignages attestent que des malades y sont conduits de force alors qu'ils voulaient être soignés dans les dispensaires ou les hôpitaux parisiens. De fait, beaucoup de personnes nord-africaines rechignent à rejoindre cet établissement. En 1937 par exemple, ils sont un quart à y être hospitalisés malgré leur opposition.
Ouvert à tous les publics à partir de 1945, l'hôpital entre finalement dans le giron de l'Assistance publique en 1962. En 1978, il est rebaptisé hôpital Avicenne, en hommage au philosophe et médecin perse, un nouveau nom choisi afin de faire oublier l'ambivalence du projet originel, qui mêlait objectifs sanitaires et contrôle social.
Références :
Chevillard-Vabre J., "Histoire de l'hôpital franco-musulman", Thèse médecine n° 247, faculté Saint-Antoine, 1982.
Kukawka K. et Daynes S., "L'hôpital Avicenne : 1935-2005, une histoire sans frontières", Musée de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, Paris 2005.
Pour citer cet article : Prescrire, "L'hôpital franco-musulman de Bobigny" dans H. Guillemain, DicoPolHiS, Le Mans Université, 2022 (publié pour la première fois Publié dans La Revue Prescrire Octobre 2021/Tome 41 N° 456 • Page 791). Le site de la revue Prescrire.