Bénédict-Augustin MOREL, « Dans une famille crétinisée », 1857 (BIU SANTÉ)
Au XIXe siècle, la population des infirmes, hétérogène par les types d’individus qui la composent, est une catégorie complexe que l’on raisonne dans une approche par la médecine ou par la politique. Toutefois, les infirmes se démarquent distinctement des « malades » par plusieurs caractéristiques. Leur état de santé est stable : leurs conditions physiques ne se dégradent pas, autant qu’elles ne se soignent pas.
En bonne santé, les infirmes ne disposent toutefois pas de l’ensemble des fonctions de leur corps ou de leur esprit qui sont déficientes, partiellement ou totalement. L’incapacité, souvent congénitale, accompagne la vie des infirmes et les limite dans leur existence, voire les conduits à être accueillis en institutions. Puisqu’ils sont atteints de « maladies habituelles », leur situation n’est pas pensée comme urgente : ils ne risquent ni de mourir de leur condition ni de contaminer d’autres individus. Dans leur grande majorité, les infirmités ne peuvent être ni guéries ni soignées ; certaines, à la suite d’un acte chirurgical ou d’un artifice (béquilles, jambe de bois) peuvent être réduites ou compensées. Les recherches médicales de cette période font référence à des distinctions selon l’origine de la déficience : à titre d’exemple, les idiots (des individus dépourvus de leurs facultés intellectuelles) sont présentés comme des infirmes de naissance, les amputés comme des infirmes par accident et les aveugles ou les sourds peuvent appartenir à ces deux groupes. Si certains infirmes vivent dans des institutions spécialisées (telles que des hôpitaux, des hospices ou des asiles), la grande majorité d’entre eux restent dans le foyer familial ou vagabondent.
Au cours de la première moitié du XIXe siècle, deux événements – parallèles mais complémentaires – contribuent à la visibilité les infirmes au sein de la société française : l’organisation d’une assistance publique à leur égard et leur dénombrement. En effet, les démarches de l’Abbé de l’Épée (1712-1789) et de Valentin Haüy (1745-1822) pour démontrer le caractère éducable des infirmes sensoriels (les sourds-muets et les aveugles) conduisent à l’ouverture progressive d’institutions spécialisées sur le territoire français. En parallèle, les études médicales sur les individus atteints de folie et sur les traitements inhumains qu’ils reçoivent au sein des institutions débouchent sur la promulgation de la loi de 1838 qui favorise l’ouverture d’un asile par département. Si l’assistance publique auprès des infirmes s’organise au sein d’établissements spécialisés, une partie importante – mais numériquement inconnue – de ces personnes échappent à ces lieux clos et continuent de vivre dans leur foyer.
Les médecins mobilisent dans leurs recherches les cas qu’ils rencontrent dans leurs établissements. Cependant, le développement des outils statistiques les incite à conduire des recherches sur une population plus exhaustive. Ils sollicitent alors l’intervention de l’État afin d’organiser une collecte nationale de données sur les infirmes vivant dans les ménages. Le « recensement des infirmes », définis par la statistique publique comme celui des « aveugles », des « sourds-muets », des « idiots et crétins », des « aliénés » et des « goitreux » est donc mené par les maires dans les 38 000 communes françaises, tous les cinq ans, entre 1851 et 1876. Cependant le cumul de difficultés provoque la méfiance des médecins à l’égard de la qualité de ces données. Ces savants privilégient alors l’exploitation des comptes rendus sur le recrutement militaire : bien que cette dernière opération administrative ne concerne qu’une infime partie de la population (les jeunes hommes appelés à être examinés par un médecin militaire l’année de leurs 18 ans), elle a l’avantage d’aboutir à la publication de statistiques détaillées des exemptions selon 50 maladies et infirmités.
Qu’il soit obtenu grâce aux dénombrements réalisés dans les foyers ou qu’il soit calculé à partir des exemptions du recrutement militaire, le nombre des infirmes au sein de la population est source de discussions tant les obstacles pour produire un tel chiffre, inédit, sont importants. Cependant, sans établir de consensus sur leur quantité, c’est surtout l’impression générale d’assister à une augmentation importante de leur nombre au sein de la population qui provoque des inquiétudes, théorisées en 1857 par Bénédict-Augustin Morel (1809-1873) dans ses travaux sur la dégénérescence de la population.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Lypémanie - Asperger - Aveugles - Ophtalmologie
Références :
Pauline Hervois, Du non-sens de recenser les insensés : fabriquer le chiffre de l’infirmité en France au XIXe siècle, Thèse de doctorat de démographie de l’Université Paris 1, 2018.
Henri-Jacques Stiker, Corps Infirmes et Sociétés, Dunod, 2013.
Pour citer cet article : Pauline Hervois, "Infirmes", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.