Caricature de 1891 sur le lobbying aux États-Unis. Charles W. Saalburg — The Wasp (San Francisco) Vol. 26, 1891
L’origine du mot « lobby » fait débat. Il est possible de le traduire par « rez-de-chaussée » désignant celui de l’hôtel de Washington, dans lequel le Général Grant, Président des États-Unis de 1869 à 1877, a ses habitudes - la première Maison-Blanche ayant été partiellement détruite lors de l’incendie de 1814. L’expression proviendrait donc d’un président se lamentant de la présence continue, au rez-de-chaussée, des personnes venues pour tenter de l’influencer. A moins que ces « lobbies » ne désignent les couloirs du Parlement britannique, dans lesquels fraye la gent rémunérée par le secteur privé dans l’optique d’influer sur le pouvoir législatif. Derrière ce terme, rien de péjoratif, mais la description d’une action pour défendre des intérêts et leurs impacts éventuels sur la communauté.
Au cours de la période contemporaine, la question de l’action des lobbies sur la santé publique a été régulièrement posée visant l’action de certaines industries, jugées incompatibles avec la santé humaine, dont les plus emblématiques sont celles de l’amiante et du tabac. Les rouages du fonctionnement de cette dernière se trouvent démontés par l’historien des sciences, Robert Proctor, dans son ouvrage Golden Holocaust.
L’histoire de ces deux industries est ponctuée de bras de fer entre leurs représentants, les défenseurs de la santé publique et les pouvoirs publics. De nombreux leviers sont actionnés par ces industriels afin de se garantir l’accès de leurs produits sur le marché. Pour exemple, nous pouvons relever la manipulation de données épidémiologiques leur permettant d’établir l’absence de lien - ou du moins, de semer le doute quant à un probable lien - entre l’usage de leurs produits et un problème de santé majeur, comme le cancer. Citons encore la corruption d’acteurs du pouvoir législatif, dans le but de retarder ou d’annuler la rédaction et/ou l’application d’une loi contraignante envers ces produits. De même, nous pouvons remarquer l’importance de la communication publicitaire dans la vie de ces industries, puisqu’elle leur permet à la fois de se rallier la sympathie de l’opinion publique, en proposant des visuels attrayants sur médias variés, tout en s’assurant des consommateurs réguliers.
Ces actions, dont nous n’avons brossé qu’une partie, permettent à ces industriels d’instiller l’idée de l’innocuité de leurs produits et partant, du non-sens d’émettre une législation contraignante à son endroit. Les pouvoirs publics se trouvent ainsi partagés entre des informations foncièrement contradictoires.
Cette configuration connue sous le nom de stratégie du doute est mise en place au XXe siècle par l’industrie du tabac. Tout commence en 1953, où, pour la première fois, le lien entre le goudron, résultant de la combustion de la cigarette, et le cancer est établi. Les industriels du tabac, craignant de perdre leur clientèle, amorcent une vaste entreprise de production culturelle de l’ignorance, faite de doute et de désinformation, sur les produits tabagiques.
Contrairement à l’usage des produits du tabac dont les effets néfastes ne sont pas connus à la naissance de l’industrie, la toxicité de l’amiante, elle, est un fait bien connu depuis l’Antiquité. Les historiens Jock McCulloch et Geoffrey Tweedale montrent dans leur ouvrage Defending the Indefensible, comment, au XXe siècle, l’industrie de l’amiante entrave la recherche et l’information sur les maladies qu’elle provoque, tout en construisant des enquêtes aux conclusions favorables à l’utilisation de l’amiante au détriment de la santé de millions de travailleurs.
Dans un autre registre, le lobby de la filière sucre en France, dont le rôle est de promouvoir la consommation de saccharose, n’est pas en reste quant à cette production du doute. En effet, dès les années 1950 et jusqu’à aujourd’hui, l’industrie sucrière produit du contenu pédagogique à destination du corps enseignant de tous niveaux, en faveur du sucre. Affiches, jeux, documents pour la préparation de leçons, films... tous les supports sont utilisés. Par ce biais, le lobby du sucre s’assure un recrutement de consommateurs futurs dès le stade infantile. Cette production pédagogique vise au renforcement des valeurs positives associées au sucre, que sont l’énergie physique et le plaisir gustatif. Bien que, dès les années 1950, l’Académie Nationale de Médecine se préoccupe de l’incidence de la carie dentaire corrélée à la consommation de produits sucrés et que la responsabilité d’une alimentation riche en sucre dans des pathologies telles que l’obésité et un certain type de diabète se fait jour dans les décennies suivantes, la « documentation pédagogique » produite dans ce cadre ne s’attarde pas sur ces questions.
De même, se retrouve dans la « documentation scientifique » du lobby sucrier, à destination des professionnels de santé, produite à la fin des années 1950, un autre bel exemple de mise en œuvre de la stratégie du doute. Là encore, le produit sucre est valorisé dans le fonctionnement harmonieux du corps, sans restriction de consommation, et les questionnements d’époque, quant à de possibles effets néfastes, sont détournés sur d’autres produits, comme l’alcool par exemple, quand ils ne sont tout simplement pas abordés.
Dans les années 1990, Robert Proctor nomme agnotologie la discipline étudiant cette production de « non-savoir », à la croisée de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire des sciences. Il met en exergue un processus de fabrication de l’ignorance, créé sciemment par les industriels, et s’imposant comme vérités au sein de la société.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Campagnes anti drogues - Loi Veil 1976
Références :
Robert N. Proctor, Golden Holocaust : La conspiration des industriels du tabac, Éditions des Équateurs, 2014.
Annie Thébaud-Mony, La science asservie, La Découverte, 2014.
Pour citer cet article :
Amandine Dandel, "Lobby", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.