Les colonies françaises, anglaises et belges de l’Afrique sont traversées par la trypanosomiase, une maladie infectieuse provoquée par un parasite présent dans l’ensemble de ces régions : la mouche tsé-tsé. Cette maladie, aussi appelée maladie du sommeil, fait de nombreux dégâts dans les villages africains. Elle provoque des symptômes tels qu’une fatigue et une maigreur extrême et se conclut généralement par la mort du malade. L’Afrique coloniale et plus particulièrement le Cameroun, va devenir une sorte de terrain d’expérimentation pour mettre en place une utopie sanitaire. En effet, le Cameroun est le pays le plus touché de l’ensemble du continent et présente de nombreux intérêts : riche en matière tel que le caoutchouc et possédant une frontière avec le Congo belge, le pays va devenir un territoire d’investissement pour les autorités coloniales dans le domaine de la santé.
L’histoire de la Pentamidine ou Lomidine (nom de la version française du médicament) commence dans le laboratoire de chercheurs d’origine hongroise, qui, en 1935, font une découverte un peu par hasard. Ces recherches sont reprises par des chercheurs de la Liverpool School of Tropical Medicine. Le produit obtenu, un trypanocide, est utilisé massivement dans le Congo belge et au Cameroun français dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au début des années 1960. Les populations n’ont plus le choix, ce traitement devient obligatoire. L’action sanitaire dans cette Afrique coloniale donne la priorité à la masse et non à l’individu. Cette « médecine de race », basée sur l’idée de « mettre en œuvre un système médical qui fasse qu’on préserve et qu’on soigne non pas l’individu, mais la masse », est développée lors du plan d’hygiène sociale de la conférence de Brazzaville de 1944. On voit donc apparaître dans les villages de ses différents pays, de longues files d’attente sous une chaleur et un soleil très pesant. Des auxiliaires sont recrutés sur place, parmi les populations locales, et sont chargés de s’assurer que l’on ne pique pas des gens déjà malades. Le traitement étant principalement un agent prophylactique, il est administré de manière à ce que les molécules supposées plus efficaces dans les premières phases de la maladie permettent une meilleure gestion des infections. Les résultats obtenus font écho « du miracle de la Lomidine » mais l’accident de Gribi remet en cause ce succès.
Gribi, un petit village de 600 habitants à l’est du Cameroun, voit la moitié de sa population être victime de la trypanosomiase. En 1954, une campagne de vaccination est lancée dans ce village. Après les injections de Lomidine de manière « industrielle », le nombre de morts continue d’augmenter. Tous les malades présentent des infections bactériennes et la formation d’abcès partant du point de piqûre, souvent la fesse, s’étendant sur l’ensemble du corps et provoquant ainsi un gonflement et un éclatement des tissus. Le diagnostic ne fait aucun doute : l’administration de la Lomidine a provoqué ces infections et la cause est sûrement due à une solution souillée. L’eau, mélangée à la poudre de Lomidine, était contaminée par des bactéries et avait été mal filtrée. La moitié du village va donc développer, par la suite, des cas de gangrène gazeuse, toujours autour du point de vaccination (fesses et cuisses). Les muscles présentent des signes d’éclatement et de pourriture. Au fur et à mesure, le bilan des morts dû aux effets secondaires s’élève à 32 soit 10 % des malades. Tout au long des années 1950, des catastrophes similaires voient le jour dans l’Afrique coloniale, au Congo belge par exemple.
On constate que suite à de tels accidents, les populations locales deviennent beaucoup plus réticentes face à cette médecine gérée par les autorités coloniales. Certaines populations vont commencer à fuir les unités mobiles qui venaient faire les injections. Le gouvernement va à son tour accuser des mouvements indépendantistes tels que l’UPC (Union des Populations du Cameroun) de fomenter des idées anti-vaccin et anti Lomidine. Pour résoudre ce problème de l’ « indiscipline des réfractaires » (nom donné à tous ceux qui évitait les séances d’injections), les politiques vont mettre en place deux plans d’action : le premier par la contrainte, en distribuant amendes et punitions aux « réfractaires », le second par une forme d’éducation aux questions de santé, dans le but de faire accepter plus facilement les méthodes de la médecine coloniale (et donc les piqûres de Lomidine).
La fin de l’utilisation de la Lomidine se produit après une quinzaine d’années, car les épidémies de trypanosomiase sont quasiment éradiquées. Pour les autorités il s’agit d’une mission accomplie, cependant dans les années suivantes une nouvelle forme de dépistage de la maladie du sommeil est mise en place. Les médecins vont alors s’apercevoir que l’injection de Lomidine a bien un effet curatif mais qu’elle ne protège pas les populations de la maladie du sommeil.
Cet épisode de la médecine coloniale a laissé de nombreuses traces dans les esprits sous forme de chansons ou rumeurs. Par exemple, certaines d’entre elles refont surface dans l’actualité lors des épidémies d’Ebola (2014) et des opérations de préventions du gouvernement camerounais.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Psychiatrie coloniale - Bafia 1928 - Primitivisme
Références :
Guillaume Lachenal, Le médicament qui devait sauver l’Afrique, La Découverte, 2014.
Guillaume Lachenal, Le médecin qui voulut être roi, Seuil, 2017.
Pour citer cet article : Salwan Bendriss, "Lomidine", dans Hervé Guillemain, DicoPolHiS, Le Mans Université, 2022.