Du 4 au 10 juin 1989, le palais des congrès de Montréal accueillit la Cinquième conférence internationale sur le sida. Près de 10 000 participants, dont 900 journalistes de 87 pays, vinrent assister à plusieurs centaines de communications scientifiques ainsi qu’à diverses manifestations culturelles. L’épidémie, qui s’était déclarée moins d’une décennie auparavant, était alors en plein essor, confrontant, partout à travers le monde, les médecins et les scientifiques aux limites de leur pouvoir thérapeutique. Tel était d’ailleurs l’enjeu de ces réunions internationales annuelles, inaugurées en 1985 à Atlanta : faire le point sur les avancées, mais surtout sur les défis médicaux, scientifiques et sociaux soulevés par cette pandémie inédite. Pourtant, la conférence de Montréal fut différente. Au-delà des débats et des annonces scientifiques, elle fut en effet le lieu d’une mobilisation sociale sans précédent qui marqua un tournant dans l’histoire du virus et, plus largement, de la médecine occidentale.
Le 4 juin 1989, alors que le premier ministre canadien Brian Mulroney s’apprêtait à prononcer le discours d’ouverture de la conférence, entre 200 et 350 manifestants s’emparèrent de l’estrade, pancartes en main, pour dénoncer l’inertie du gouvernement fédéral et même sa « négligence criminelle » à l’égard des personnes atteintes par cette maladie. Ce coup d’éclat, qui fit dès le lendemain la une des principaux quotidiens québécois, donna le ton à toute la semaine. Le 8 juin, le Pr Robert Gallo, codécouvreur du virus avec le Pr Luc Montagnier, se plaignait ainsi du peu de temps de parole accordé aux scientifiques, dénonçant la trop grande place accordée à l’« aspect social » de la maladie dans ce congrès. C’était, selon lui, le dernier grand congrès du genre en termes de recherche. En effet, une page s’était tournée, ainsi que le confirma la clôture du congrès, au cours de laquelle le discours de la ministre québécoise de la Santé, Thérèse Lavoie-Roux, fut, lui aussi, chahuté par des manifestants accusant les politiques d’inaction. « Le cri de détresse des malades aura dominé toute la conférence » titrait ainsi le quotidien québécois La Presse le 10 juin 1989.
Et ce n’était qu’un début. La conférence de Montréal marqua en effet le point de départ d’un mouvement qui devait transformer l’histoire de l’épidémie et plus largement l’histoire de la médecine et de ses relations avec la société. Désormais, la voix des patients ne pouvait plus être ignorée. Act Up, Aides et les autres associations de malades continuèrent à mettre la pression sur les gouvernants et les responsables médicaux afin d’accélérer le développement de nouvelles molécules, de transformer les modalités de leur validation et de leur mise sur le marché, ou de légaliser la publicité sur les condoms. Cette « révolte des malades », comme certains n’hésitèrent pas à la qualifier, participa à la reconnaissance de la parole des malades comme un élément incontournable de la gestion des soins. Dès le début des années 1990, et en écho à ces événements, des lois furent ainsi votées, un peu partout à travers le monde pour reconnaître l’inaliénabilité du droit des malades à donner leur avis sur les questions touchant à leur santé. En France, c’est la loi Kouchner du 4 mars 2002 qui inscrivit définitivement le droit des patients dans la légalisation, engageant une ère dite de démocratie sanitaire qui souhaitait mettre fin au paternalisme médical qui régnait jusqu’alors. Mais déjà, des voix s’élevaient pour dénoncer, à la suite du développement des trithérapies, un retour des malades au silence.
Une chose est sûre, en amenant les débats autour de l’épidémie de sida dans la sphère politique, les activistes de Montréal ont ouvert une nouvelle ère des relations entre la médecine et les citoyens, et rappelé que la santé est une question sociopolitique autant, ou peut-être même avant, d’être une question médicale.
Références :
Nicolas Dodier, 2003, Leçons politiques de l’épidémie de sida, Paris, Éditions de l’EHESS.
Steven Epstein, 2001, La Grande Révolte des malades : Histoire du sida, tome 2, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, trad. François Georges Lavacquerie.
Pour citer cet article : Alexandre Klein et Gabriel Girard, "Montréal - 1989", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHis, Le Mans Université, 2020.