Si elle désigne aujourd’hui un sentiment largement répandu et bénin, voire empreint d’une certaine douceur (le regret mélancolique d'un passé disparu), la nostalgie fut autrefois une maladie redoutable, qui faisait des ravages parmi les soldats et les colons éloignés de leur pays natal. Le mot “nostalgie” désigne en effet, dès la fin du XVIIIe siècle, le mal (algos) du retour (nostos), ou « mal du pays ». Cette affection a d’abord été diagnostiquée par Johannes Hofer dans l’espace germanique, en 1688 : il désigne ainsi les maux dont souffrent les mercenaires suisses éloignés de chez eux. On raconte ainsi que l’air musical traditionnel du Ranz des vaches provoque chez ces soldats des crises de nostalgie si graves qu’il est interdit de le jouer à ces troupes. Un siècle plus tard, les Français découvrent à leur tour les effets ravageurs de la nostalgie lorsque de très nombreux soldats issus de la levée en masse de 1793 meurent aux armées sans raison apparente, à tel point que les soldats atteints de nostalgie deviennent rapidement les seuls à bénéficier d’une autorisation de permission. Ce premier accès de nostalgie est suivi de nombreux autres : les guerres de la Révolution et de l’Empire, la campagne de Morée, celle de Crimée ou encore la colonisation de l’Algérie sont toutes marquées par une importante mortalité due à la maladie. Mais la nostalgie est-elle vraiment une maladie ? Les médecins militaires, qui multiplient les thèses sur la question, en sont rapidement convaincus. Cela étant, la définition de cette nouvelle affection n’est pas sans soulever de sérieux problèmes.
La nostalgie revêt en effet des formes très diverses. Lorsqu’elle est sévère, les patients s’enferment dans le mutisme et l’inaction, refusent de s’alimenter et finissent par mourir de faiblesse et d’épuisement. La nostalgie frappe surtout des jeunes conscrits, éloignés pour la première fois de leur famille et soumis à une discipline militaire à laquelle ils ne sont pas habitués. En France, elle fait également des ravages parmi les habitants de régions reculées au fort particularisme, notamment les Corses, les Basques et les Bretons, et plus largement les montagnards, et touche plus les campagnards que les citadins.
La nostalgie n’a jamais fait l’objet d’un consensus parmi les médecins et plusieurs définitions différentes ont cohabité et se sont succédé. À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, c’est l’explication néo-hippocratique qui l’emporte : la nostalgie serait le résultat de l’arrachement de l’homme à son milieu naturel. Au XIXe siècle, la médecine anatomo-clinique, fondée sur l’auscultation du patient et la description précise des symptômes, peine à dessiner un portrait précis de la nostalgie tant les manifestations individuelles en sont variées. Elle tente également de résoudre l’énigme du siège de la nostalgie : vient-elle du cerveau ou de l’estomac ? La majorité des médecins penchent pour la première option. C’est sans doute la fréquence des symptômes de type psychologique (grande tristesse, lassitude, larmes) qui explique l’intérêt précoce des médecins aliénistes pour la nostalgie. Sous la Restauration, l’aliéniste Philippe Pinel oriente ainsi le diagnostic de la nostalgie vers le champ de la médecine mentale, en la classant dans la catégorie très large des monomanies (délires caractérisés par la fixation de l’esprit sur un objet unique, ici le retour au pays). Le seul remède identifié consiste à renvoyer le patient chez lui.
La nostalgie a constitué une véritable menace à l’expansion militaire et coloniale française. Outre les soldats des armées expéditionnaires, elle touche en effet de manière massive les colons français envoyés peupler les « villages agricoles » de la nouvelle colonie algérienne, en 1848. Problème sanitaire et politique, donc, la nostalgie constitue également, d’une manière paradoxale, la preuve rassurante de la cohésion du peuple français et de la profondeur de l’attachement aux « petites patries », lui-même censé favoriser l’amour de la patrie tout court. Dans le courant du XIXe siècle, la nostalgie pathologique disparut peu à peu, au profit d’une réflexion sur l’« acclimatement » : il était possible, en procédant doucement, d’habituer les Français à un environnement jusque là étranger (qu’il s’agisse de l’univers militaire, ou de l’Algérie coloniale). On recommande ainsi aux officiers de recréer au sein du régiment une atmosphère familiale et on construit dans les villages algériens des églises dont les clochers évoquent la mère patrie. Par un renversement étonnant, les Bretons deviennent même, dès le Second Empire, des candidats idéaux à l’émigration parce que l’on estime qu’ils seront capables de recréer, en Algérie, leur « petite patrie ». De plus, l’essor des chemins de fer et des bateaux à vapeur contribua, selon les médecins, à banaliser le voyage et à immuniser les Français contre la nostalgie.
L’apparition de la nostalgie pathologique et sa disparition progressive sont inséparables du processus politique plus large de construction emboîtée des identités nationales, régionales et impériales qui s’opère au XIXe siècle.
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Références :
Thomas Dodman, « “Un pays pour la colonie” Mourir de nostalgie en Algérie française, 1830-1880 », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2011, p. 743-784.
Sylvain Venayre, « Le corps malade du désir du pays natal. Nostalgie et médecine au XIXe siècle », in Anne-Emmanuelle Demartini et Dominique Kalifa (dir.), Imaginaire et sensibilités au XIXe siècle. Études pour Alain Corbin, Paris, Créaphis, 2005, p. 209-222.
Pour citer cet article : Stephanie Soubrier, "Nostalgie", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.