En 1862, dans son mémoire Sur les corpuscules organisés, Pasteur confirme que la génération spontanée n’existe pas et que les maladies se transmettent par contagion entre les espèces vivantes. Il met ainsi un point final à la grande querelle qui agitait le milieu médical depuis des siècles entre les partisans de « l’infection » et ceux de la « contagion ». Les premiers considèrent que les maladies proviennent des miasmes du sol, du climat et de l’environnement immédiat incluant la possibilité de génération spontanée. Les seconds pensent que les maladies se transmettent d’homme à homme ou d’animal à homme par contact ou vecteur. Malgré l’importance de cette découverte sur la cause principale des maladies, les détracteurs de Pasteur et certains de ses fidèles comprennent vite que le « terrain » du sujet joue un rôle important dans le déclenchement des maladies. À cette époque, les virus sont encore inconnus et on ignore que la majorité des bactéries nous sont profitables. Robert Koch va jusqu’à émettre l’hypothèse de l’existence de « porteurs sains » en 1893, y compris pour des microorganismes très pathogènes, comme celui du choléra ou celui de la tuberculose qu’il venait d’identifier.
Il faut attendre 1900 pour que l’histoire romanesque de Mary Mallon apporte une preuve clinique et épidémiologique du « portage sain » des microbes les plus virulents. Cette cuisinière de New-York est devenue célèbre pour avoir transmis la typhoïde à plusieurs familles sans avoir jamais eu le moindre symptôme de la maladie. Plusieurs fois mise en isolement forcé, elle a même changé de nom pour pouvoir exercer son métier. Surnommée « Mary typhoïde », elle a fini par mourir d’un AVC. L’autopsie a découvert dans sa vésicule biliaire des millions de bacilles qui avaient fait tant de bruit autour de Mary, tout en restant silencieux pour elle.
Des années plus tard, la notion de porteur sain pénètre les esprits, tant des médecins que des patients. Et malgré la récente épidémie de Covid-19 qui l’a remise à la mode, cette notion reste suspecte, car elle ébranle la notion même de « maladie ». Une maladie est-elle définie par des symptômes vécus par un patient ou bien n’est-elle définie que par les analyses de plus en plus performantes de la biomédecine ? Vaste sujet...
Le terme « cas index » était généralement utilisé en génétique et en infectiologie pour désigner, soit le premier patient chez lequel avait été identifié le gène responsable d’une maladie génétique, soit le premier malade contaminé par une nouvelle souche virale ou un nouveau virus. Le terme de « patient zéro », utilisé exclusivement en infectiologie, est apparu aux débuts de l’épidémie de SIDA, lorsque l’identification du virus a permis de remonter jusqu’au premier malade diagnostiqué aux États-Unis en 1980. Ce jeune steward canadien, du nom de Gaëtan Dugas, avait à lui seul, par ses pratiques homosexuelles non protégées, contaminé environ un quart de tous les cas diagnostiqués avant 1983. Ce patient est devenu tristement célèbre car il a été diabolisé sous le sobriquet de « super spreader » (super propagateur) et son sarcome de Kaposi a été surnommé le « Gay cancer », déclenchant une grande vague d’homophobie.
Deux raisons ont probablement contribué à préférer le terme de « patient zéro » à celui de « patient N°1 ». D’une part, la place hors numérotation de ce zéro souligne son caractère incertain et provisoire, car généralement la poursuite des recherches épidémiologiques remonte plus en amont. Par exemple, les chercheurs ont découvert que le SIDA avait pénétré le sol américain plus de dix ans avant Gaëtan Dugas, puis ils ont fini par remonter jusqu’au scénario le plus probable. Celui d’un braconnier congolais qui se serait blessé en dépeçant un grand singe dans les années 1920 et aurait ainsi permis le passage du virus simien (VIS) au virus humain (VIH). Les progrès de la génomique ont alors transformé la microbiologie de Pasteur et Koch en une science exacte.
D’autre part, le patient zéro d’une épidémie peut ne pas être un “vrai malade”, mais un « porteur sain » du micro-organisme pathogène. Lors de la récente pandémie de Covid-19, les scientifiques ont estimé le nombre de porteurs sains à 80%. Cela pourra probablement nous amener un jour à reconsidérer l’épidémiologie des maladies infectieuses.
Comme le répétait Georges Canguilhem, c’est parce que des hommes se sentent malades qu’il y a une médecine, et non parce qu’il y a des médecins que les hommes doivent apprendre d’eux, leur maladie. Il faut incessamment relire l’histoire pour comprendre que les enjeux majeurs de la biomédecine se situent dans le temps de latence entre une technologie et sa maîtrise sociale, entre une découverte fondamentale et sa possession cognitive par le plus grand nombre.
Références :
Luc Perino, Patients zéro - Histoires inversées de la médecine, La découverte, 2020.
Judith Walzer Leavitt, Typhoid Mary : Captive to the Public's Health, Beacon Press, Boston, 1996.
Pour citer cet article :
Luc Périno, "Patient zéro et porteur sain" dans H. Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2022.