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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Rêve

Longtemps, les théories savantes sur le rêve – ainsi que les discours onirocritiques traditionnels – l’ont tenu hors du champ de l’histoire.Affiche publicitaire de Jules-Alexandre Grün, "Doux rêve. Avoir une bicyclette Kymris", 1900.

Longtemps, les théories savantes sur le rêve – ainsi que les discours onirocritiques traditionnels – l’ont tenu hors du champ de l’histoire.

 

   Conçu comme un mouvement automatique de l’esprit, comme la réalisation d’un souhait ou comme un troisième état de l’activité cérébrale, ce phénomène aussi banal que mystérieux a semblé tantôt trop anarchique, tantôt trop personnel, tantôt trop naturel pour être soumis à l’influence de normes socioculturelles et d’événements politiques. Certes, d’importants onirologues, d’Alfred Maury à Ludwig Binswanger, ont accordé à des récits de rêve d’époques reculées une place dans leurs ouvrages, mais toujours dans le but de montrer l’universalité de leurs théories – autrement dit, l’anhistoricité du rêve. Le rêve s’est aussi vu accorder une place primordiale dans l’histoire des religions par l’anthropologue Edward Burnett Tylor, à la fin du XIXe siècle ; cette hypothèse n'était néanmoins qu’une conjecture basée non pas sur l’étude de sources, mais sur l’observation de sociétés contemporaines jugées « primitives » – autrement dit, sans histoire. 

 

   Les premiers à avoir insisté sur les dimensions sociale et politique des rêves ont été le sociologue Roger Bastide et la journaliste Charlotte Beradt, qui ont respectivement analysé les récits de rêve d’Afro-brésiliens de São Paolo et de berlinois opprimés par le régime nazi. Or, ce n’est qu’au cours des années 1970 que le rêve est proprement devenu un objet historique, dans les travaux pionniers du médiéviste Jacques Le Goff et l’article fondateur du moderniste Peter Burke intitulé « L’histoire sociale des rêves ». Depuis, de nombreux travaux ont été consacrés aux pratiques onirocritiques traditionnelles et populaires, aux représentations artistiques des rêves et aux onirologies savantes.

 

   Tout au long du XIXe siècle, les théories sur le rêve ont joué un rôle de premier plan dans le développement de l’aliénisme et de la psychologie en Europe de l’Ouest. Puis, au tournant du siècle, une « révolution onirique » – selon l’expression de l’historienne Yannick Ripa – a fait de l’interprétation des rêves la clé de l’étude des êtres humains et commencé à répandre l’idée que le rêve serait « la voie royale vers la connaissance de l’inconscient ». Ce mot d’ordre donné par Sigmund Freud à tous les lecteurs de sa Traumdeutung a par exemple motivé des projets de recherche de grande envergure sur la vie intérieure de populations de colonies et de réserves et encouragé des philosophes, des psychologues, des sociologues et des anthropologues à recueillir leurs propres expériences oniriques dans l’espoir de percer en solitaire les mystères de l’esprit. La « sociologie des rêves » de Roger Bastide et « L’histoire sociale des rêves » de Peter Burke s’inscrivent d’ailleurs elles aussi dans le prolongement de l’herméneutique psychanalytique, ainsi que d’autres entreprises plus récentes, comme « l’interprétation sociologique des rêves » de Bernard Lahire. Toutes supposent en effet que le rêve exprime d’une façon déformée – dans un « langage » censuré ou, à l’inverse, libéré de toute norme – des conflits et des désirs intimes que l’on ne peut découvrir qu’au prix d’un décryptage méthodique. Avant même d’avoir conquis le domaine des sciences humaines et sociales, la psychanalyse s’est de plus rapidement imposée dans les œuvres cinématographiques, théâtrales et littéraires, de sorte qu’elle est parvenue à établir durablement dans les sociétés occidentales contemporaines une nouvelle culture onirocritique et, par ce biais, une nouvelle manière de rêver, voire de se constituer en tant que sujet.

 

   À la fin des années 1950, les équipes de Nathaniel Kleitman, à Chicago, et de Michel Jouvet, à Lyon, ont marqué une étape décisive dans l’histoire de l’onirologie en identifiant le rêve à un état physiologique sui generis qu’ils ont respectivement baptisé « sommeil à mouvements oculaires rapides » (REM sleep) et « sommeil paradoxal ». Les recherches menées les décennies suivantes dans le domaine des neurosciences ont contesté le magistère de la psychanalyse – sans toutefois la détrôner dans l’opinion publique – et ouvert la voie à une approche biomédicale du sommeil et des rêves. Si ceux-ci s’étaient déjà vu accorder un intérêt diagnostique et thérapeutique à la fin du XIXe siècle, où les médecins René Artigues et Philippe Tissié soulignaient la « valeur séméiologique » des « rêves morbides » et où Hippolyte Bernheim, le porte-parole de l’école hypnotique de Nancy, utilisait les « rêves provoqués » dans le cadre des premières « psychothérapies », l’avènement de la psychanalyse, puis l’essor de la médecine du sommeil ont ainsi achevé d’en faire un outil pour le traitement des troubles « nerveux » et un indicateur de l’état de santé. Cette dernière a par ailleurs établi que certains symptômes de maladies neurologiques comme la cataplexie, caractéristique de la narcolepsie (ou maladie de Gélineau), et les parasomnies que l’on peut notamment observer chez les personnes atteintes de la maladie de Parkinson sont dus à un dysfonctionnement des systèmes responsables du sommeil paradoxal et qu’ils peuvent en quelque sorte être considérés comme des « maladies du rêve ».

 

Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Attrape-rêve

Michael Roelli - Institut de psychologie | Faculté des SSP | Université de Lausanne

Références :

Jacqueline Carroy, Nuits savantes. Une histoire des rêves (1800-1945), EHESS, 2012.

Rebecca Lemov, Database of Dreams. The Lost Quest to Catalog Humanity, Yale University Press, 2015.

Pour citer cet article : Michael Roelli, "Rêve" dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHis, Le Mans Université, 2022.

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