Parfois il est possible de déterminer au jour près la naissance d’une nouvelle maladie. Si la chose est courante lorsqu’on recherche les patients zéros d’une épidémie, c’est plutôt rare lorsqu’on évoque l’histoire des troubles psychiques.
La sinistrose naît le 4 janvier 1908 à la quatrième chambre du Tribunal civil de la Seine. L’affaire concerne un ouvrier nommé Sempère qui présente des contusions sans gravité à la suite d’une chute. L’homme avait repris son travail normalement, mais convaincu qu’il était encore blessé, il réclamait une indemnité à son patron. Appelé en tant qu’expert médico-judiciaire, Edouard Brissaud considérait que les douleurs de l’ouvrier étaient imaginaires : « en l’absence d’un mot officiel, consacré par un long usage, la loi de 1898 étant de date relativement récente, nous emploierons provisoirement le barbarisme de « sinistrose » pour préciser le trouble mental dont il s’agit ». Une nouvelle catégorie diagnostique était née.
Elle eut rapidement du succès. La Revue de Médecine légale applique à rebours la notion à Romain Noiret, un ouvrier mineur touché par la catastrophe de Courrières en 1906 et dont le cas est évoqué au Tribunal civil d’Arras en octobre 1907. Le 13 janvier 1908, dans une tribune syndicale du journal L’Humanité, le docteur Quillent, membre de la commission ministérielle du tarif-accidents, réagit à la création du néologisme médical. Le militant syndical pointe dans cette tribune de quelle manière les neuropsychiatres ont pris pour habitude d’attribuer les longues incapacités des travailleurs déclarés guéris par la science à l’autosuggestion. Un concept moderne que les magistrats considèrent comme une simulation. L’ouvrier qui réclame une indemnité après avoir perdu des journées de salaires passait aux yeux des assureurs patronaux pour un « carottier ». La sinistrose, telle que pensée par Brissaud, était-elle une arme de guerre médico-judiciaire contre les ouvriers victimes des conditions de travail modernes ? Le 26 janvier 1908, un débat s’engage dans Le Concours médical ; le neuropsychiatre inventeur de la notion se défend d’avoir assimilé la sinistrose à la « vulgaire carotte ». La sinistrose est définie en termes très politiques dans La Presse médicale en avril 1908 comme : « maladie nouvelle d’allure chronique qui aboutit à l’incapacité partielle ou totale et que seule la pension viagère arrive parfois à guérir. Dernière venue dans les cadres de la nosologie, elle s’annonce redoutable. Grâce à elle une moitié de la nation sera bientôt obligée de nourrir l’autre. »
Cet avènement est le fruit de la confrontation entre plusieurs acteurs : ouvriers, patrons, assureurs sociaux, médecins, magistrats et législateurs. Dix ans plus tôt, le 9 avril 1898, une loi favorable aux ouvriers était promulguée. Ils pouvaient désormais réclamer des indemnités sans avoir à prouver la faute de leurs patrons. Le nombre d’incapacités reconnues avait augmenté en quelques années. Les assureurs remarquaient que les blessures assurées étaient plus longues à guérir que celles non assurées. Rapidement des médecins furent accusés de couvrir les abus. D’autres ont travaillé à caractériser de manière pathologique les revendications des ouvriers blessés.
C’est ce que réalise Edouard Brissaud (1852-1909) en baptisant le comportement des ouvriers revendicateurs du nom de « sinistrose ». Ce disciple de Charcot, fondateur de la Revue neurologique, est expert pour les tribunaux. Pour lui, la sinistrose est une maladie authentique et fréquente, une forme de « psychose d’occasion » peu sévère liée à une forme d’inhibition de la volonté des ouvriers. Il ne s’agit pas de simulation, mais d’une auto-persuasion pathologique renforcée par les acquis législatifs de 1898. Elle se transforme en idée fixe se focalisant sur une douleur sans lésion. Les ouvriers en cause étaient victimes d’une sorte de délire d’interprétation. Une fantaisie sociale que l’anatomie ne laissait pas voir.
Les neuropsychiatres qui distinguaient les différentes formes de névroses post-traumatiques le faisaient dans un climat social tendu. Entre 1904 et 1907, une vague de grèves d’ampleur inédite, appuyée par un syndicalisme révolutionnaire puissant, menaçait l’ordre social. La sinistrose est née à la confluence des évolutions du savoir médical et du climat social. La réflexion sur cette maladie connut un regain d’intérêt lors de la Première guerre mondiale quand les soldats présentant des symptômes spectaculaires au retour du front et revendiquant pour les pensions furent l’objet des mêmes débats.
Références :
Didier Fassin, Richard Rechtman, L’empire du traumatisme. Enquête sur la condition de victime, Paris, Flammarion, 2007.
Joanny Roux, Les névroses post-traumatiques : hystérie, neurasthénie, sinistroses, Paris, 1913.
Pour citer cet article : Hervé GUILLEMAIN, "Sinistrose", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.