Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé, 1840, positif direct (Domaine public)
Au tournant du 19e siècle, le suicide se transforme d’un crime qu’il était en France jusqu’à 1791 en un objet médical. Le lien entre la mélancolie, ou d’autres types de folie, et le suicide a déjà été constaté, notamment par les médecins experts dans les procès juridiques contre les suicidés ou les suicidaires. Or, ce n’est qu’au début du 19e siècle que les premiers aliénistes et hygiénistes repensent la mort volontaire dans son ensemble, établissent un lien inextricable entre folie et suicide, et le redéfinissent ainsi en un phénomène pathologique qu’il faut désormais « traiter » et prévenir.
Si le suicide ne constitue pas un crime qu’il faut flétrir par la loi, de quoi s’agit-il ? Est-ce un acte, un événement, un fait social, une maladie, ou un accident ? Ce questionnement épistémologique traverse tout le siècle, mais le premier à marquer l’histoire psychiatrique du suicide fut Esquirol qui, en 1821 définit le suicide non pas comme une maladie spécifique mais comme un symptôme de l’aliénation mentale. À partir de là, d’innombrables études médicales (des articles de revues médicales, des thèses de médecine, des traités) analysent le suicide dans toute sa complexité : sa typologie (aigu, chronique), son rapport aux différents genres de maladies mentales, ses symptômes, ses causes, et les moyens de le traiter et de le prévenir.
Tout en établissant la prédisposition au suicide par les maladies mentales, les médecins soulignent néanmoins le rôle fondamental joué par la société et la morale. Ainsi, les conditions sociales – comme la salubrité, la morale, les activités professionnelles, les événements politiques, les pratiques religieuses, l’éducation, entre autres – deviennent la cible de l’hygiène publique dans sa quête de prévention du suicide et d’autres « fléaux » sociaux. Esquirol résume parfaitement les liens de causalité entre les faits sociaux et le suicide : « Plus la civilisation est développée, plus le cerveau est excité, plus la susceptibilité est active, plus les besoins augmentent, plus les désirs sont impérieux, plus les causes de chagrin se multiplient, plus les aliénations mentales sont fréquentes, plus il doit y avoir de suicides » (Dictionnaire des sciences médicales, 1821). Désormais, le suicide n’est pas seulement un acte individuel, mais un « fait social » (Lisle 1856), qui met en évidence les « plaies » de la société qu’il faut soigner. Ces constats « sociologiques » se fondent à la fois sur des observations cliniques de cas individuels et sur les statistiques morales et sociales.
Cette approche médicale plus systématique sur le suicide amène certains médecins à remettre en question la pathologie absolue du suicide, notamment Brierre de Boismont (1856) pour lequel le suicide non-aliéné a pour motif l’atteinte aux mœurs et à l’honneur. Cependant, dans tous les cas, les médecins et les hygiénistes doivent œuvrer à renforcer les valeurs et les institutions morales de la société. En effet, l’éducation, les valeurs de la famille et les pratiques religieuses constituent pour Brierre de Boismont, comme pour la plupart des aliénistes, les lieux privilégiés de la prévention du suicide. La laïcité et l’abandon des pratiques religieuses sont ciblés alors comme causes d’une déchéance morale et sociale.
Dans certains cas même, l’Église continue encore à refuser la sépulture aux suicidés. On accuse également certaines publications, considérées comme pouvant propager le suicide par « contagion morale », notamment les faits divers dans la presse et des romans comme Les souffrances du jeune Werther de Goethe. En visant les causes sociales et morales d’abord et avant, la médecine et l’hygiène publique en particulier se sont établies comme l’autorité dominante sur tout un spectre de croyances, de valeurs morales et sociales, et de comportements, comme le suicide justement. Citons l’affirmation programmatique du Dr Laupts (G. Saint-Paul, 1897) au sujet du suicide :
"Qu’il y ait ou non une âme, l’individu entier appartient au médecin. C’est lui qui le voit naître et qui le voit mourir, qui sait de lui ses secrets les plus intimes ; pénètre dans sa vie la plus cachée et la dirige, reçoit confidence des relations conjugales, le connaît petit, grand, jeune, vieux, bien portant, malade, passionné, exalté, abattu. Qui donc peut mieux le comprendre, le juger, le dominer, le diriger et le secourir ? Que le médecin cesse donc d’être seulement un guérisseur des maladies de certains organes ; qu’il soit, en plus du guérisseur, un philosophe, un confesseur laïque. Qu’il prenne la science du cerveau. À ce prix, il deviendra (et à juste titre, car nul mieux que lui ne le mérite), le directeur, le pasteur des masses à venir."
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Asile - DSM (Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux) - Lypémanie
Références :
Laurent Mucchielli et Marc Renneville, « Les causes du suicide : pathologie individuelle ou sociale ? Durkheim, Halbwachs et les psychiatres de leur temps (1830-1930) », Déviance et société, vol. 22, no. 1, 1998, p. 3-36.
Eva Yampolsky, La folie du suicide. La mort volontaire comme objet médical en France au 19e siècle, Lausanne, BHMS, 2023.
Pour citer cet article : Eva Yampolsky, "Suicide", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023.