Ambulance automobile pour Londres et sa banlieue, 1913, Agence Rol, Gallica
Qualifiée de ressentie ou d’absolue, de sanitaire ou de sociale, l’urgence est une catégorie médicale dont les contours ont été fixés au fil des évolutions socio-politiques du XXe siècle. Dans son acception la plus répandue, l’urgence correspond à la nécessité d’agir vite afin d’éviter la mort ou la dégradation profonde de la santé d’un individu. Cette notion, néanmoins difficile à objectiver, demeure relative aux moyens techniques et sanitaires dont dispose une société pour traiter les détresses.
Sur le temps long, l’urgence sanitaire s’applique essentiellement au cas des épidémies : les mesures d’éloignement des malades contagieux participent d’une volonté de sauvegarder le maximum de vies humaines, dans une logique politique de préservation du corps social. La conception contemporaine du secours et les conditions de possibilité d’un discours sur l’urgence reposent cependant sur la connaissance des mécanismes de la vie biologique. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que s’opère un changement de conception anthropologique de la mort, lorsque le corps des noyés repêchés donne lieu à des observations médicales : progressivement, la mort n’est plus perçue comme un moment, mais comme un processus contre lequel il est possible de lutter. La recrudescence du risque d’accident dans le contexte de l’industrialisation politise la question de l’urgence et entraîne l’implication des collectivités dans sa prise en charge, notamment par l’intermédiaire des polices urbaines chargées du secours aux victimes.
La signification contemporaine de l’urgence doit beaucoup aux conflits et à la culture du triage et de l’anticipation propre au paradigme militaire : les médecins considèrent que la médecine d’urgence est née sur les champs de bataille des guerres napoléoniennes, lorsque le chirurgien Larrey met au point des ambulances mobiles pour évacuer les blessés vers l’arrière. La nécessité de traiter rapidement les victimes afin de maximiser leurs chances de survie se confirme lors des conflits mondiaux du XXe siècle. Les États développent progressivement des institutions sanitaires capables de réparer les blessés afin de leur faire réintégrer au plus vite le cycle productif. Les guerres constituent une matrice pour l’évolution des techniques de secours et de la pensée médicale. La notion de choc, forgée par les chirurgiens de guerre, désigne les réponses de l'organisme à un ensemble d'agressions qui dégradent l'état du blessé et conduisent à la mort si elles ne sont pas traitées rapidement. Cette conception globale du traitement du blessé conduit à l’essor de l’anesthésie et de la réanimation, disciplines qui forgent un discours sur l’urgence. Même si, aux États-Unis, la médecine d’urgence a été largement façonnée par l’expérience de la guerre du Vietnam, les acquis médicaux ne sont pas automatiquement transférés dans le monde civil et le temps de paix.
Les évolutions sanitaires et sociales contribuent aussi à l’affirmation de l’urgence en tant qu’enjeu majeur de santé publique. Dès lors que les maladies infectieuses sont mieux traitées, la lutte contre la mort accidentelle constitue peu à peu une priorité des administrations de la santé dans les sociétés industrielles où les accidents de la route connaissent une augmentation sans précédent à partir des années 1950. Dans ce contexte, la réflexion sur l’organisation des secours mobilise largement le corps médical, les associations de sauveteurs, la police et les sapeurs-pompiers, qui collaborent et entrent parfois en concurrence dans le sauvetage de la vie humaine en péril. Le rôle des moyens de transport et de télécommunications s’avère décisif dans la conception de l’urgence : l’automobile et le téléphone s’imposent comme les principaux outils de la gestion de l’urgence médicale à partir des années 1960.
L’ouverture des services d’urgence dans les hôpitaux, la formation au secourisme et les systèmes de centralisation des appels comme les SAMU (Service d’Aide Médicale Urgente) en France améliorent l’offre de soins en urgence et s’installent dans le paysage sanitaire.
Une conception large de l’urgence s’enracine alors : face à la raréfaction des permanences médicales de ville, dans un contexte de montée de la précarité et d’une culture de l’immédiateté, les services d’urgence sont amenés à traiter des cas de détresse divers, qui rendent visible le manque de moyens accordés à l’hôpital public. L’urgence est finalement le révélateur du décalage entre le temps biologique, le temps social et le temps des institutions.
Références :
Guillaume Lachenal, Céline Lefève et Vinh-Kim Nguyen (dir.), La médecine du tri : histoire, éthique, anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.
Jean Peneff, Les malades des urgences : une forme de consommation médicale, Paris, Éditions Métailié, 2000.
Pour citer cet article : Charles-Antoine Wanecq, "Urgence", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.