“Maternité”, épisode 24 de la saison 1 d’Urgences, réalisé par Quentin Tarantino et diffusé en 1995 sur NBC.
Au XIXe siècle, les professions médicales sont peu valorisées, malgré les progrès techniques non négligeables qui touchent le domaine. L’image de ce secteur change à partir au début du XXe siècle avec la diffusion de l’anesthésie, de la chimie de synthèse, des médecines de laboratoire, mais aussi l’héroïsation des métiers d’infirmière et de médecin lors de la guerre de 1914-18 qui leur permettent d’acquérir une légitimité et une autorité reconnues notamment aux États-Unis.
Afin de conforter cette image, l’American Medical Association, commence à faire du lobbying à Hollywood pour contribuer à valoriser l’image des médecins. Cet effort se traduit dans les premières fictions médicales diffusées au cinéma puis à la télévision. Dans Men in White (1934) Clarck Gable joue dévoué à ses patients, tandis que le jeune interne James Kildare, héros de plusieurs films à succès dans les années 1940, devient le personnage central d’une des premières séries médicales américaines. Le développement de la télévision après la Seconde Guerre mondiale entraîne la création de séries télévisées médicales, comme Medic (1954) et Ben Cassey (1961), et plus récemment Urgences (Emergency Room de son nom original), écrit par Michael Crichton (auteur du livre Jurassic Park adapté par Steven Spielberg), puis Dr House.
Dans Urgences, série coproduite par Steven Spielberg et diffusée de 1994 à 2009 sur NBC aux Etats-Unis, le milieu hospitalier apparaît plus réaliste que dans les premières séries américaines. L’épisode pilote introduit le docteur Greene, endormi en salle de repos, réveillé par une infirmière faisant irruption dans celle-ci : « Un patient pour vous ». Il s’agit du Dr Ross - l’un des principaux personnages de la série, joué par Georges Clooney, dont ce rôle le fait connaître dans le paysage médiatique -, arrivant en état d’ivresse au guichet des urgences, obligeant Greene à se lever.
Dans son enquête de 1999 sur la série Urgences, la sociologue Sabine Chalvon-Demersay met en avant la diversité des thèmes présents dans la série : « la pénibilité du travail des médecins, la contrainte que représente pour eux le manque de sommeil, les faiblesses des héros, la légère ironie des rapports hiérarchiques, le sens de l'équipe, l'attraction irrésistible qu'exerce l'hôpital sur ceux qui y travaillent [...] ». La mobilité des rôles met un médecin dans la position du patient, condition nouvelle dans les séries télévisées médicales. Cela revient à plusieurs reprises dans la série, d’abord avec le docteur Ross ivre dans l’épisode pilote, puis dans des scènes plus dramatiques, comme la tentative de suicide de l’infirmière Carol Hathaway ou la contamination de Jeanie Boulet au VIH, le virus du sida.
Michael Crichton, auteur d’Urgences, formé à la médecine mais n’ayant jamais exercé, s’est entouré de tout un personnel médical durant la production et le tournage, ce qui a permis de conseiller et d’informer les acteurs. La série est technique, ce qui témoigne de son souci d’exactitude : les acteurs sont formés aux gestes médicaux, les dialogues sont courts et imprégnés du vocabulaire médical. Ils ne sont pas explicites pour les téléspectateurs peu coutumiers de ce type de divertissement. Le sociologue Jean Peneff, dans son étude sur « La face cachée d'Urgences », met en avant cette « mise en scène du corps médical par lui-même ». Malgré cette volonté de réalisme, les membres du personnel hospitalier français interviewés par Sabine Chalvon-Demersay, ont mis l’accent sur l’exagération de certaines situations d’Urgences. Ils pointent du doigt le nombre trop important de patients arrivant aux urgences, avec un pronostic vital ou des pathologies que les urgentistes observent rarement, et le manque de représentation des urgences ordinaires, moins sensationnelles et donc moins intéressantes à montrer aux téléspectateurs.
L’une des spécificités de cette série est ce que Sabine Chalvon-Demersay appelle un “rapprochement des conditions”. L’expérience des soignants est au coeur d’Urgences, elle permet au public de s’intéresser à une branche médicale peu valorisée : la médecine urgentiste. Ainsi, la chercheuse explique que des étudiants en médecine se seraient déjà servi de la série pour réviser leurs QCM. L’influence d’Urgences se ressent aussi dans la vie hospitalière courante, les médecins français interviewés par la sociologue comparant parfois leurs collègues aux personnages de la série. Avec elle, les malades entrent dans un univers perçu comme clos sur lui-même, hermétique et assez froid : l’hôpital. Elle leur permet de découvrir et d’appréhender certains éléments plus facilement, comme la plupart des procédures mais aussi l’annonce du diagnostic. Jean Peneff évoque le cas d’un patient aux urgences qui reconnaît le thermomètre auriculaire qu’on utilise sur lui après l’avoir vu utilisé dans la série. Ainsi, du côté des patients, les séries médicales participent à une meilleure représentation du monde hospitalier.
Urgences illustre la transformation de l’image du médecin contemporain, plus jeune, moins paternaliste, auquel les spectateurs peuvent s’identifier très facilement, même sans grand savoir médical. Elle efface celle de l’expert scientifique et du sauveur héroïque. De ce fait, l’image d’un médecin engagé pour sa cause s’impose au détriment du scientifique pur. Le scandale de la thalidomide, aux États-Unis, au Canada et en Europe, dans les années 1960 est sans doute l’un des éléments de cette remise en cause. De ce fait, aujourd’hui, les lobbys médicaux exercent un contrôle sur l’image des médecins aux États-Unis. Les médias font évoluer le milieu médical dans les séries et les films, moins idéalisé, plus humain, comme le Dr House, dans les séries postérieures à Urgences, mais aussi dans les jeux vidéo s’inspirant de la série comme Trauma Team (2010, Wii).
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Dr Quinn
Références :
Sabine Chalvon-Demersay, « La confusion des conditions, Une enquête sur la série télévisée Urgences », Réseaux, volume 17, n°95, 1999, Sciences, malades et espace public, p 235-283.
Jean Peneff, « La face cachée d'Urgences. Le feuilleton de la télévision. », Genèses, 30, 1998. Émigrés, vagabonds, passeports, sous la direction de Jean Leroy, p. 122-145.
Pour citer cet article : Inès Chesnier, "Urgences", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023.