Leroy B. 2011, Jon Crispin Courtesy.
En 1995, la découverte des valises de patients internés au Willard State Hospital met en lumière un pan d’histoire oublié. Le Dr Sylvester D. Willard, secrétaire de la société médicale de New York, rédige en 1864 un rapport accablant sur les conditions de vie des malades mentaux dans les hospices. Il conduit, en 1869, à la fondation de l’établissement qui portera son nom. Cette dernière s’inscrit d’abord dans le mouvement humaniste et d’assistance de la fin du XIXe siècle et dans celui du “traitement moral’’ où l’isolement, la discipline d’une vie bien réglée et l’occupation par le travail tiennent une grande place.
Si pour certains patients, l’asile Willard Asylum for the Insane devenu Willard State Hospital, a été un lieu de reconstruction psychique, cette utopie asilaire a aussi ses revers. Symbole de l’importante avancée dans la reconnaissance des besoins de soins et de protection des personnes fragilisées, l’établissement psychiatrique est également un régulateur permettant de contrôler et de cacher la misère sociale. En effet, de nombreux patients, hommes et femmes, désignés comme incurables et transférés d’autres établissements, sont des émigrés peinant à s’adapter ou des soldats traumatisés, qui, isolés et sans appui extérieur, seront oubliés jusqu’à leur mort et parfois enterrés anonymement. Ces tombes délaissées ont suscité de nombreux débats passionnés et inspiré des initiatives, telle celle de Stuhler (The Inmates of Willard 1870 to 1900 / A Genealogy Resource) qui a retrouvé l’identité des patients grâce aux recensements de population.
Lors de la fermeture de l’hôpital en 1995, des membres du personnel se sont souvenu de l’existence des valises que les patients laissaient à leur arrivée. Grâce à eux, le New York State Museum fit l’acquisition de 400 valises qui furent répertoriées, conditionnées pour leur préservation et présentées à New York ainsi que dans d’autres villes. La publication de Penney et Statsny The life they left behind : Suitcases from a State Hospital Attic (2008) puis le travail de Jon Crispin (2011), qui a photographié les valises et leur contenu, ont fait connaître au grand public les destinées des patients. Ces valises condensent donc des pans d’histoire individuelle et collective : billets de train, écharpes brodées, livrets militaires, etc. Plus que le dossier médical, elles apportent de précieuses informations sur le parcours de leur possesseur et dévoilent la personne derrière le malade, affirme Crispin. Elles suscitent aussi débats et réflexions.
De l’ histoire du Willard State Hospital, dont on oublie parfois qu’il a été à l’avant-garde des essais thérapeutiques de socialisation, on retient surtout la dimension carcérale et déshumanisante de l’institution psychiatrique : lobotomies, électrochocs, longues durées d’hospitalisation dont la justification n’est pas évidente et obligation de travailler sont considérés comme autant d’atteintes à la dignité de la personne. L’établissement a suivi les évolutions générales liées à la découverte des neuroleptiques permettant un raccourcissement des durées d’hospitalisation, aux changements dans les représentations des maladies mentales et aux objectifs économiques de faire baisser la population de malades. Mais la désinstitutionalisation (commencée dans les années 60-70) n’a pas été accompagnée de dotations financières pour créer des solutions alternatives.
De fait, 155 ans plus tard, comme au temps du Dr Willard, les personnes souffrant de troubles mentaux se retrouvent sans soins, souvent à la rue ou en prison. Le Rapport sur la Santé mentale aux USA (2019) indique que 24 millions d’adultes ayant besoin de soins psychiatriques n’ont aucun traitement et plus de 5,3 millions d’adultes n’ont pas accès aux soins faute d’assurance.
Par l’identification sensible qu’elles suscitent, et à l’image des tombes anonymes, les valises retrouvées sont devenues des symboles de la lutte pour la dignité et les droits civiques des personnes atteintes de troubles psychiques et font naître ainsi un désir de réparation et de connaissance. Réparation, en reconstituant la vie des patients comme l’a fait Ilan Stavans pour Charles F., et connaissance, en favorisant initiatives et débats dans les milieux scientifiques et associatifs notamment à partir des ces questions : le secret médical sert-il à protéger la vie privée ou à effacer, aujourd’hui comme hier, les traces des existences des malades ? Qu’est-ce la normalité ? L’obligation de soins en psychiatrie est-elle une atteinte aux droits civiques ? Comment la société considère-t-elle la maladie mentale ? Quel prix consent-elle à payer pour les soins des plus démunis ? Ainsi, l’exposition Suitcases Exhibit Finds hébergée par le Museum of disability History à New York rappelle que la psychiatrie est le miroir de la société et que son histoire est politique et sociale.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Surmortalité asilaire - Humanisation
Lire l'article en anglais : The suitcases of Willard State Hospital
Références :
Ilan Stavans, Jon Crispin, What Remains : The Suitcases of Charles F. at Willard State Hospital, exelsior editions, New York Press University, 2020.
Jon Crispin, interview par Corinne Benestroff, 11/10/2020.
Pour citer cet article : Corinne Benestroff “Valises du Willard State Hospital (New York)", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2022.