FelixArchives, Archives municipales d'Anvers, GP#4010, Installation de baignade de la piscine urbaine de la Veldstraat, 1934
Institutions sanitaires méconnues, gommées par la généralisation de la salle de bain au tournant des années 1950-1970, les bains publics sont pourtant les indicateurs précieux d’une histoire de l’hygiène corporelle. Destinés par leur coût – le plus modeste possible – à la population la plus large possible, ils nous racontent la propreté des corps ordinaires. Celle-ci est marquée, tout au long des XIXe et XXe siècles, par des inégalités importantes. C’est une propreté qui exclut ou du moins, qui se révèle plus propice, au masculin qui en a les moyens. Classes et genres partitionnent et discriminent à l’intérieur des bains publics.
Depuis le retour en grâce d’une eau vertueuse à partir de la fin du XVIIIe siècle, les bains publics vont constituer une manière pour les localités, principalement urbaines, de gérer la question de l’hygiène et de la propreté de leur population pauvre, mais pas seulement. En effet, avec les découvertes de Koch et de Pasteur sur les micro-organismes, on y revient souvent, un changement de perspective s’opère concernant la propreté des corps. Cette nouvelle conscience des germes et de leurs actions dans la transmission des maladies déplace l’attention de l’environnement aux individus. Elle amène l’idée que la maladie est causée par la prolifération de micro-organismes dont la multiplication peut être prévenue notamment, voire principalement, par une hygiène corporelle. Dès lors, une importance toute nouvelle est accordée à la pratique du bain. Se laver, et les moyens de le faire, fusionnent avec l’idée de santé individuelle. Dans la logique morale et économique d’un XIXe siècle industriel et bourgeois, l’hygiène populaire rime également avec la préservation de la force de travail, la moralisation des travailleurs et le maintien de la paix sociale.
À partir de là, en suivant le modèle anglais de Liverpool datant de 1842, la plupart des villes européennes, suivies par celles nord-américaines, vont mettre en place des établissements de bains publics. Autrement dit, des lieux où les dispositifs de baignoires et, dans un second temps de douches, sont rendus accessibles à la population. Chaque situation est éminemment locale et singulière. Cela dit, plusieurs traits communs traversent le fonctionnement de ce type d’établissement à l’échelle européenne et nord-américaine, notamment les inégalités sociales et genrées.
Socialement d’abord, différentes classes de baignoires et une différence de tarif entre douche et bain marquent les espaces. Avant l’arrivée de la douche, les différences entre les classes de baignoires sont très importantes et l’écart, en termes de confort, est colossal. Aux premières classes : chauffage, mobilier plus luxueux et gestion individuelle de l’eau. Aux deuxièmes classes : baignoire préparée à l’avance, impossibilité de régler la quantité et la température de l’eau, absence de chauffage et mobilier sommaire. Avec l’arrivée du bain-douche, les différences se reportent entre les deux dispositifs.
Le bain-douche, équivalent de notre douche actuelle, est inventé en 1872 par Merry Delabost, médecin français, dans un contexte carcéral. Il est ensuite optimisé par Oscar Lassar, dermatologue allemand. Économe en temps, en espace et en quantité d’eau, il devient rapidement le dispositif privilégié des espaces d’hygiène populaire. Dans les douches des bains publics, le temps devient plus court et la position des corps verticale. Ces différences entre classes de baignoires, mais surtout entre baignoires et douches, révèlent ce qui est accordé aux individus et leur corps selon leur classe sociale et leur moyen financier. Aux plus riches, le confort d’une salle de bain privée, espace de luxe, de volupté et de liberté. Aux moins riches, la jouissance d’une baignoire publique. Aux plus pauvres, une douche au temps, à la température et à l’espace réglementé. Ce faisant, ce qui est refusé à ces derniers, c’est la possibilité d’associer à l’hygiène une forme de bien-être et de relaxation.
La question du genre marque, elle-aussi, les bains publics. Ils sont, pour ainsi dire, toujours moins accessibles aux femmes. Le nombre de cabines qui leur est réservé et les plages horaires qui leur reviennent sont moins étendus. La fréquentation des femmes s’en ressent, presque systématiquement moins importante que celle des hommes. L’accès plus difficile des femmes aux établissements de bains publics renvoient, au-delà de ces conditions matérielles, à une constellation de « micro-discriminations », perçues comme des « micros-découragements » : horaire en concurrence avec les tâches ménagères, mises en jeux dans l’espace public pour aller aux bains… C’est pourtant sur les femmes que reposent les tâches d’ordre et de propreté. Mais l’accès aux dispositifs, considérés jusqu’à la fin des années 1950 comme les plus modernes en termes d’hygiène personnelle, leur est en partie inaccessible. Il leur restera, pour longtemps encore, la bassine dans la cuisine.
Dans les bains publics des XIXe et XXe siècles, c’est un rapport individuel au corps et à l’hygiène, atomisé dans les cabines, qui se construit. Des théories scientifiques sur la transmission des maladies, à la prise de décision politique locale, jusqu’au choix du système de fermeture de la cabine, les propretés ordinaires sont façonnées par un ensemble vaste d’éléments. Les bains publics matérialisent, comme souvent, les inégalités sociales et genrées qui traversent nos sociétés et leurs institutions sanitaires.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Plombières-les-Bains - Dolé-les-Bains
Références :
Peter Ward, The Clean Body: A Modern History, McGill-Queen’s University Press, 2019,
Renner Andrea, “A Nation That Bathes Together: New York City's Progressive Era Public Baths”, dans Journal of the Society of Architectural Historians, Vol. 67, No. 4 (December 2008), pp. 504-531.
Pour citer cet article : Sophie Richelle, "Bains publics", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.