Jean-Léon Gérôme (1824-1904), Napoléon durant sa campagne d’Egypte, 1863 (esquisse du tableau de 1867), 21 x 33 cm, The State Heritage Museum, St Pétersbourg, Russie
L’histoire française de la prohibition du cannabis débute en Égypte. En 1798, le Directoire envoie le général Bonaparte occuper le pays des anciens pharaons pour barrer la route des Indes aux Anglais. Après la bataille navale d’Aboukir (1er et 2 août 1798), qui confère le contrôle de la Méditerranée à la Royal Navy, le corps expéditionnaire français se retrouve prisonnier de sa conquête. Lorsqu’elle n’est pas occupée à mater les révoltes - comme celle du Caire en octobre 1798 - ou à guerroyer contre les Turcs et leurs alliés Mamelouks, l’armée d’Orient se familiarise ainsi avec les mœurs locales, parmi lesquelles figure la consommation du haschisch.
En effet, la pratique est à la fois ancienne et fort répandue en Égypte. Utilisée dans des cadres médicaux et cérémoniels depuis la plus haute Antiquité, la substance se vend alors sur les marchés, dans les échoppes et les cafés de toutes les villes, grandes ou petites. Ouvriers, petits artisans et membres des sectes soufis la mélangent à du miel ou à des épices pour l’ingérer, parfois dissoute dans du café. D’autres la fument au narguilé. Tous cherchent à atteindre une ivresse que condamne pourtant le Coran et que réprouvent les autorités religieuses et les élites sunnites. Poussés par le désœuvrement dû à leur cantonnement forcé, certains soldats français s’adonnent rapidement aux diverses préparations qu’il est possible d’obtenir à l’aide des fleurs, des feuilles, des graines ou de la sève de cannabis sativa.
Ayant eu vent des difficultés politiques rencontrées par le Directoire et conscient de l’enlisement de l’expédition qu’il dirige, Napoléon Bonaparte quitte l’Égypte au mois d’août 1799, après avoir confié le commandement de l’armée à Jean-Baptiste Kléber. Malgré la victoire d’Héliopolis sur les troupes ottomanes (20 mars 1800), la situation se dégrade fortement dans les mois qui suivent : les exactions à l’égard de la population se multiplient, l’exaspération vis-à-vis des Français va croissant et Kléber est finalement assassiné par un étudiant syrien en juin 1800. C’est le plus ancien des généraux sur place, Jacques de Menou, qui prend la tête des opérations.
C’est dans ce contexte troublé que le militaire promulgue, le 17 vendémiaire an IX, soit le 9 octobre 1800, un ordre interdisant, « dans toute l’Égypte [,] l’usage de la liqueur forte, faite par quelques musulmans avec une certaine herbe nommée hachich, ainsi que celui de fumer la graine de chanvre ». Dans la foulée, moult ghorzas (fumeries semi-clandestines) et autres cafés maures, principalement fréquentés par les classes populaires, sont fermés. Les contrevenants s’exposent à de fortes amendes et à des peines de prison.
Officiellement, cette décision est prise au nom de la santé et de l’ordre publics : selon Menou, qui s’appuie sur les rapports de ses subordonnés en poste à Rosette et Alexandrie, le haschisch fait « perd[re] la raison » à ses consommateurs et les plonge dans un « violent délire », les amenant à « commettre des excès en tous genres ». L’incrimination vise d’abord les troupes d’occupation, dont les violences sur les locaux sont opportunément expliquées par leur découverte récente du cannabis. Elle vise aussi les Égyptiens, dont on dépolitise au passage les actes d’hostilité à l’égard de la présence française en les attribuant à leur habitude de la drogue. Le texte assimile ainsi la consommation du haschisch à une épidémie, et se présente comme une réponse aux conséquences sociales de celle-ci.
Là n’est pourtant pas la raison profonde de cette promulgation. Dès son arrivée en Égypte, en 1798, Bonaparte a cherché à rallier les élites autochtones afin d’asseoir sa domination sur le pays. Cet effort de rapprochement est passé par la promotion du métissage et du mimétisme culturel : le général a encouragé ses officiers à épouser les filles de notables locaux et à adopter les mœurs du cru. Lui-même n’a pas hésité à multiplier les apparitions publiques vêtu « à l’orientale » et à se proclamer « digne enfant du Prophète » ou « favori d’Allah ». Marié à une Égyptienne et converti à l’Islam, Jacques de Menou - aussi connu sous le nom d’Abdallah-Jacques Menou - a simplement poursuivi cette politique une fois bombardé à la tête de l’expédition. En s’attaquant à la consommation du haschisch dans le pays, le militaire n’a ainsi fait qu'adhérer à un vieux désir des élites sunnites : interdire une pratique qu’ils considéraient comme un péché et comme une menace pour leur situation, l’usage de la substance favorisant la réunion - voire la communion dans l’ivresse - des franges du peuple les plus hostiles à l’ordre social en vigueur.
Si, dans cette affaire, les intérêts sanitaires et sécuritaires de l’éphémère puissance coloniale ont rencontré les intérêts moraux et politiques de l’élite autochtone, la mesure n’a finalement eu que peu d’effet : quelques mois plus tard, les Français capitulent face aux Anglais et quittent définitivement l’Égypte, oubliant, pour quelques décennies, le cannabis et ses propriétés psychotropes.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire :Campagnes anti drogues - Psychédélique- LSD
Références :
David A., Guba Jr., Taming Cannabis: Drugs and Empire in Nineteenth-Century France, McGill-Queen’s University Press, 2020.
Claude Arveiller, « Le cannabis en France au XIXe siècle : une histoire médicale », L’Évolution psychiatrique, 2013/3, vol. 78, n°3, p. 451-484.
Pour citer cet article : Erwan Pointeau-Lagadec, “Cannabis (prohibition)”, dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.