Les « monstres » de la consanguinité, Victor La Perre de Roo, La consanguinité et les effets de l’hérédité, Germer Baillière et Cie, 1881.
Le débat sur la consanguinité éclate le 29 avril 1856 à l'occasion d’une présentation du docteur Prosper Menière devant l'Académie de médecine de Montpellier. Médecin à l'Institut impérial des Sourds-Muets de Paris, le praticien a réalisé une étude chiffrée pour comprendre l'origine de la surdi-mutité de ses patients. Il en déduit qu’un grand nombre parmi eux sont issus d'un mariage consanguin et que le mélange des sangs biologiques d’une même famille est néfaste à la reproduction humaine. Sous l’influence de son discours, la consanguinité émerge alors comme une menace pour la santé publique car elle conduirait à l'amoindrissement, et même à la disparition de l'espèce humaine.
La théorie de la consanguinité, qui se diffuse à la même période aux États-Unis sans pour autant y susciter de vives discussions, aboutit en France à une querelle scientifique. Les médecins adhérant à la théorie de la consanguinité prennent le nom d’« anticonsanguinistes ». Fer de lance de ce mouvement, Francis Devay publie en 1857 un traité médical pour appuyer les idées émises par Prosper Menière en 1856. À partir de cent vingt et une observations, il établit avec précision les conséquences dangereuses de la consanguinité pour la société. En dehors de la surdi-mutité, de l'albinisme et du crétinisme conçus comme les trois principaux handicaps, la consanguinité causerait également la stérilité des individus et engendrerait des monstres humains dont la polydactylie (présence de doigts supplémentaires), les becs-de-lièvre, la spina bifida (malformation de la colonne vertébrale), les pieds-bots ou encore l’anencéphalie (absence d’une partie du cerveau) seraient les principaux attributs.
De l’autre côté du spectre médical, le courant « consanguiniste » regroupe les médecins français qui rejettent la validité de la théorie de la consanguinité. En 1859, la soutenance de thèse d'Alfred Bourgeois lance le mouvement. Son étude, plus ample que celle de Francis Devay, conclut que la stérilité et les malformations ne sont pas propres à la consanguinité. Certains médecins, tel Eugène Dally en 1862, se montrent encore plus critiques à l’égard des « anticonsanguinistes » en les accusant d’alarmer inutilement la société française.
Face à la popularité croissante de la théorie médicale de la dégénérescence proposée par Morel en 1857, le courant « anticonsanguiniste » perd rapidement de son influence. Selon Morel, c’est le terrain, c’est-à-dire le milieu social, qui produirait des tares chez les individus lorsqu’il est associé à des facteurs héréditaires tels l’alcoolisme et la folie. À l’approche de la fin du siècle, Alexandre Lacassagne relance la théorie de la consanguinité en proposant une synthèse entre les théories de la dégénérescence et de la consanguinité. Selon lui, ses prédécesseurs « anticonsanguinistes » se sont trop focalisés sur l’aspect médical de la consanguinité au détriment d’une analyse de ses conséquences sociales. Dans sa notice « consanguinité » publiée en 1876 dans le Dictionnaire encyclopédique des sciences médicales, le médecin lyonnais affirme que la consanguinité est néfaste lorsqu’elle se produit dans un milieu social défavorisé. Il est le premier à réclamer officiellement l’intervention de l’État français afin de réguler les mariages consanguins. Non seulement ces mariages produiraient des tares chez les enfants mais ils engendreraient aussi, selon lui, un surcoût financier pour l’État qui doit prendre en charge ces enfants « dégénérés ». Lacassagne réclame donc l’abolition des dispenses de parenté, possibles dans la société française pour les collatéraux au troisième degré (oncle/nièce ; tante/neveu). Le climat d’insécurité et de défense sociale qui règne à la fin du siècle en France donne un écho favorable à cette nouvelle théorie de la consanguinité. Dans le sillage d’Alexandre Lacassagne, de nouvelles publications émergent telles la thèse de médecine soutenue par son élève Léon Coste en 1878, pour demander la régulation des mariages par l’État. Contrairement à la première théorie énoncée dans les années 1860, cette approche sociale de la consanguinité réclamant un contrôle des mariages et de la natalité des classes populaires françaises, ne suscite guère de débat dans le monde médical. Toutefois, les demandes formulées par les médecins n’aboutissent à aucune réforme politique des interdictions au mariage.
Dans la première moitié du XXe siècle, ces différentes théories de la consanguinité perdent peu à peu de leur audience face à la diffusion des lois de Mendel sur l’hérédité et face à la naissance de la médecine génétique dans les années 1910. En 1908, le modèle de Hardy-Weinberg renouvelle l’approche de la reproduction des populations en postulant que le patrimoine génétique d’un individu demeure constant d’une génération à l’autre. Dès lors, les médecins préfèrent les notions émergentes d’exogamie et d’endogamie pour comprendre l’influence de la proximité génétique sur le patrimoine d’un individu.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Déséquilibre mental - Surdité et eugénisme
Références :
Luc Berlivet , Fabrice Cahen et Élodie Richard, « Généalogie d’un problème public. La consanguinité et la promotion d’une régulation institutionnelle des unions », Annales de démographie historique, vol. 137, n°1, 2019.
Fabienne Giuliani, Les liaisons interdites. Histoire de l’inceste au XIXe siècle, Publications de la Sorbonne, 2014.
Pour citer cet article : Fabienne Giuliani, "Consanguinité", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.