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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Gheel

Gheel, petite bourgade belge, se démarque au XIXe siècle par une approche  unique en matière de santé mentale, ce qui la met au centre des débats sur le traitement de la folie.« Grand'place de Gheel un jour de marché - Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française. XVIII° session, Bruxelles, 1er-7 août 1924. Comptes rendus » dans la revue « Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française. XVIII° session, Bruxelles, 1er-7 août 1924. Comptes rendus ».

   Gheel, petite bourgade belge, se démarque au XIXe siècle par une approche  unique en matière de santé mentale, ce qui la met au centre des débats sur le traitement de la folie.


   L’histoire de cette région et de sa spécificité a d’abord été forgée par une légende, datant du VIIe siècle : l’histoire d’une jeune femme, Dymphne, fille d’un roi irlandais païen aux penchants incestueux qui part se réfugier dans les Flandres pour se libérer de l’étreinte de son père. Là-bas, elle y fonde une chapelle pour s’y occuper des pauvres et des nécessiteux. Mais la jeune irlandaise est rattrapée par les soldats de son père et décapitée sur place en laissant une ville orpheline de ses bienfaits. Sur sa tombe, on constate alors selon la légende que les déséquilibrés retrouvent la raison. Dès lors, le miracle Gheel est né.

   Ce petit village de la région d’Anvers, fort de sa légende, construit au 19e siècle un système novateur autour de la mise en nourrice des aliénés par les familles locales. Si les patients jouissent d’une forme de liberté plus grande que celle des patients asilaires, les familles se doivent de proposer un cadre pour les accompagner dans la quête de leur guérison en échange d’une aide financière. Selon les rares relevés démographiques existants, Gheel accueillait 1 800 « fous » pour une population de 10 000 âmes en 1891 et 3 700 malades pour environ 20 000 habitants en 1937.

   Gheel n’avait pas pour sens premier d’être un centre médical et hospitalier. À ses prémices, il existait une simple communauté où la relation patient-famille était normalisée dans un cadre quotidien stable sans intervention extérieure. L’intervention des professionnels de la santé dans les soins quotidiens ne s'est normalisée qu’au cours du XIXe siècle lorsque la ville a construit une infirmerie et que l'État s'est impliqué dans le processus en l’institutionnalisant au rang de « colonie d’État pour le traitement familial des affections mentales » en 1851. Dans une Europe qui repense le soin dédié aux fous, les édiles belges se veulent alors novateurs, de fait ils attirent l'attention des aliénistes du continent qui font souvent le voyage pour observer le fonctionnement de la colonie.

   Le contexte est toutefois compliqué car les aliénistes, précurseurs des psychiatres modernes, jouent au même moment un rôle central dans la compréhension et le traitement des troubles mentaux. Leur émergence correspond à une période de transition dans la compréhension sociale des maladies mentales, passant d'une perspective souvent punitive et mystique à une approche plus médicale et scientifique. Pour ceux qui défendent une cause médicale novatrice et révolutionnaire, la colonie de Gheel est considérée comme une forme d’encouragement au mouvement de l’anti-aliénisme. Guillaume Ferrus, fervent disciple de Philippe Pinel, directeur de l’asile Sainte-Anne à Paris, est radical après sa visite à Gheel en 1849 : pour lui le traitement et la liberté ne peut aller de pair avec le soin et le système de la colonie favorise les actes immoraux.

   Le système « gheelois » représente de fait une alternative risquée aux asiles. comment soutenir un système aussi ouvert alors que les asiles au même moment se déploient en Europe à partir d’un système sécuritaire très fermé. Certes le débat sur la contention commence à émerger aussi en Europe. Mais la résistance anti asilaire remporte aussi ses premières victoires grâce à des personnalités fortes comme Jules Manier, un écrivain spécialisé dans les questions autour de la folie, qui décrit les asiles comme des « Bastilles modernes ». 

   Le sujet divise le monde des aliénistes. La controverse se déchaîne entre ceux qui décident de s’intéresser de près aux méthodes nouvelles développées à l’étranger et ceux qui refusent toute réforme et défendent le modèle asilaire qui, censé protéger la société, leur garantit aussi le monopole du traitement de la folie.

   Le modèle de Gheel remporte un succès majeur : celui d’être pris comme exemple durant l’Exposition universelle de Paris en 1867. En effet, un modèle similaire à celui de la petite bourgade belge fut exposé dans la partie consacrée au traitement familial. L’image de Gheel se transforme alors radicalement et son nom devient, comme l’évoque Aude Fauvel, un mot « à la mode ».

   Alors que la technique de l’internement asilaire est contesté compte tenu de l’encombrement et des abus qu’il provoque, le XXe siècle semble s’imposer comme le siècle de Gheel, qui n’est désormais plus une exception. L’apparition de centres similaires, notamment en France dans le Cher à Dun-sur-Auron, sont un signe même si ce dernier ne connaît pas un succès équivalent. Des colonies familiales fondées sur le système nourricier voient le jour et existent encore aujourd’hui.

   Ce que montre l’histoire de Gheel et du placement familial c’est comme l’évoque Aude Fauvel que la psychiatrie ne cherche pas seulement à traiter ou à interner, elle s’occupe également d’insertion. En redécouvrant aujourd’hui cette dimension sociale du soin psychiatrique, il ne faut pas oublier que d’autres modèles ont existé dans le passé.


Prolonger la lecture sur le dictionnaire
: Asile - Psychiatrie colonialePsychiatrie (DicoPolHiS Archives)

 

Rémi Rousseau - Le Mans Université

Références :

Aude Fauvel et Wannes Dupont, «Gheel, la « ville des fous ». Un mythe séculaire, une pratique méconnue (1860-2010) » dans Hervé Guillemain, Alexandre Klein, Marie-Claude Thifaut (dir.), La fin de l’asile, Histoire de la déshopitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2018, p.25 à 37.


Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Paris, 1976, p.373 à 426.

 

Pour citer cet article : Rémi Rousseau, « Gheel », dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2024.

 

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