Le docteur Didier Raoult, directeur de l’IHU Méditerranée Infection depuis 2011, est une personnalité médicale particulièrement médiatisée dans le contexte de la pandémie de COVID-19 en 2020-2021 en France. Ses multiples prises de position et déclarations comme sa méthodologie lui valent signalements et accusations de la part d’un certain nombre de ses confrères : l’Ordre des médecins des Bouches-du-Rhône a déposé plainte contre lui en novembre 2020, l’accusant de « charlatanisme », alors que sa hiérarchie a choisi de ne pas le prolonger en tant que PU-PH en août 2021. Au XIXe siècle, la médicalisation progressive de la société française, autour d’institutions d’État et de personnels reconnus par celui-ci, questionnait déjà les concepts de légitimité et de valeur du savoir médical, notamment dans le cadre des critiques visant les « guérisseurs ».
L’existence des « guérisseurs » - dont certains sont affublés du qualificatif de « charlatans » par les élites scientifiques médicales au XIXe siècle (terme qui revêt donc une connotation péjorative, motivée par une certaine condescendance à l’égard de ces praticiens sans diplômes) - se juxtapose à l’émergence d’un corps de spécialistes reconnus par l’État au début de ce long XIXe siècle. La Révolution avait, en 1791, par « le décret d’Allarde » et la loi Le Chapelier, rendu l’exercice de la médecine libre, mais le Consulat était revenu sur ce principe en 1803, en fondant le système qui fut en vigueur jusqu’en 1892, date à laquelle la pénalisation du « délit d’exercice illégal de la médecine » est aussi actée. Dans le cadre de ce système cohabitaient « docteurs » et « officiers de santé », la législation excluant de fait de toute reconnaissance officielle la multitude des guérisseurs.
L’élite des spécialistes diplômés d’État s’attaque, tout au long du siècle, à grand renfort de publications dans diverses revues spécialisées, à ces concurrents, qualifiés péjorativement aussi d’« empiriques », par opposition aux docteurs, qui seraient seuls détenteurs d’une méthodologie scientifique valable. Mais si ces « officiels » cherchent à écarter les « amateurs », en s’arrogeant le monopole du savoir médical, leur exclusion s’avérait impossible. En effet, ces praticiens d’une médecine empreinte de croyances et de conceptions traditionnelles forment l’essentiel du paysage médical de cette France du XIXe siècle, qui ne compte que près de 25 % de citadins vers 1850. Ils sont donc, dans plusieurs espaces ruraux longtemps dépourvus de médecins reconnus, un des rares recours possibles pour l’obtention de soins, alors que le coût des honoraires des rares docteurs consacre leur importance pour la majorité de la population.
Le recours à ces guérisseurs tient aussi à la difficile pénétration dans la société du discours médical scientifique, qui émerge au cours du siècle. Pour beaucoup, un certain scepticisme est de mise lorsque les spécialistes avancent des explications complexes quant au fonctionnement du corps, à l’origine et au traitement de ses maux. Leur vocabulaire, perçu comme « froid et distant », ainsi que leurs pratiques, « douloureuses, sanglantes et souvent désespérées », favorisent la bonne considération de ces « rebouteux », exprimant simplement les afflictions des malades, en parlant bien souvent leur patois. La confiance qu’on leur accorde tient aussi en l’efficacité qu’on leur reconnaît. Or, dans une telle société baignée de religiosité quotidienne, la croyance dans le pouvoir curateur de saints, ou dans celui de bénéficiaires d’un « don », se retrouve dans les pratiques mêmes des guérisseurs, qui usent de rites et autres formules pour accompagner leurs soins. Tout un corpus de croyances magiques et religieuses entremêlées est ainsi mobilisé pour expliquer et soigner, et les spécialistes accusent donc les guérisseurs, comme ceux faisant appel à eux, de verser dans la « superstition ». Si les rebouteux s’inscrivent dans ce cadre quotidien d’une forme de banalité du surnaturel, certaines figures en sortent à l’occasion de moments de médiatisation, comme par exemple le dit « Zouave Jacob », en 1866-68, qui s’attire rapidement les critiques des docteurs et les démentis de sa hiérarchie, alors que les caricaturistes s’emparent de son image.
La pratique quotidienne voit malgré tout de très nombreux médecins composer avec cette multitude de « bonnes volontés sans diplômes », « gardes-malades », rebouteux et autres « matrones ». Aussi, certaines spécialités font alors partie de ces activités « paramédicales » (dentisterie, podologie…), mal définies mais tolérées par les autorités, qui ne trouvent ainsi rien à redire à ce que sages-femmes ou dentistes exercent, tant qu’ils ne se prêtent pas à s’écarter des prérogatives qu’on leur attribue. Cependant les besoins quotidiens comme l’urgence sont régulièrement facteurs de « dépassements de fonction ».
Comme Jacques Léonard a pu le démontrer en son temps, le « guérisseur » est donc un objet politico-social aux multiples facettes qui ne devrait pas souffrir de « schémas réducteurs ». C’est un « trait d’union affectif et culturel […] entre le symbolique et le physique », qui ne saurait être aussi sèchement opposé à la pratique médicale officielle qu’ont pu l’entendre leurs critiques au XIXe siècle, en ce sens que les « rebouteux », eux aussi, ont participé à la médicalisation de la société française, empirisme et irrationalité n’étant pas analogues.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Charlatan- Boite à remèdes- Officiers de santé
Références :
Olivier Faure, Contre les déserts médicaux | Les officiers de santé en France dans le premier XIXe siècle, Presses Universitaires François-Rabelais, 2020.
Jacques Léonard, « Les guérisseurs en France au XIXe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 27, n°3, juillet-septembre 1980, p.501-516.
Pour citer cet article : Clément Mei, "Guérisseurs", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.