Théodore Guéricault, La Monomane de l'envie, 1819-1820, huile sur toile, H. 72 cm ; L. 58 cm, Musée des Beaux-Arts de Lyon.
Apparue en 1816 sous la plume de Jacquelin Dubuisson dans son Traité des vésanies, dérivée de la manie sans délire de Philippe Pinel et développée par Etienne Esquirol, la monomanie est un prototype nosologique majeur du premier tiers du XIXe siècle.
Assez rarement diagnostiquée dans les observations de malades internés, elle rencontre en revanche un grand succès hors des cénacles médicaux, qu’il s’agisse des cours de justice dès les années 1820 ou du public profane. Elle apparaît par exemple à de nombreuses reprises dans les romans d’Honoré de Balzac comme chez le peintre Géricault, qui réalise cinq portraits de monomanes. Autre preuve de sa diffusion culturelle, certains de ses avatars comme la pyromanie ou la kleptomanie entrent dans le langage courant.
Chez Esquirol, la monomanie est avec la manie, l’idiotisme et la démence, l’une des grandes catégories de l’aliénation mentale. Elle regroupe dans la nosographie l’ensemble des affections mentales qui n’affectent que partiellement l’esprit. Comme la manie et la mélancolie, la monomanie est une maladie d’origine morale, enracinée dans la nomenclature des passions. Pour cette raison, à la différence de l’idiotisme ou de la démence dont les causes sont physiques et en cela irréversibles, les aliénistes présument, au contraire, sa curabilité via le traitement moral. La monomanie participe de ce fait à la redéfinition de l’aliénation mentale qui, avec Philippe Pinel puis Etienne Esquirol, ne se résume désormais plus à un trouble abolissant la raison du sujet. Avec la monomanie, l’aliénation mentale devient aussi altération, déviation et perversion. Elle se définit avant tout comme folie partielle : discontinue dans le temps, avec des phases de délire suivies de phases de rémission, voire de guérison. Elle est également partielle dans les formes d’affections mentales, puisqu’elle entraîne des lésions différenciées des facultés de l’âme : le raisonnement, le sentiment et la volonté peuvent en ce sens être atteints indépendamment les uns des autres. Esquirol détaille en une nomenclature fine les diverses espèces de la maladie, en fonction d’une part des facultés atteintes – il distingue ainsi les monomanies intellectuelles, affectives et instinctives – et d’autre part des objets de délire. Il identifie ainsi la monomanie religieuse, la monomanie homicide, l’érotomanie, la kleptomanie ou encore la pyromanie.
Cependant, les conséquences sociales de ces monomanies instinctives sont d’autant plus problématiques qu’elles associent des faits délictueux ou criminels au principe de non imputabilité légale qui touche les actes des aliénés. Selon Esquirol, dans la monomanie homicide « la volonté est lésée entraînant des actes que la raison ou le sentiment ne déterminent pas, que la conscience réprouve, que la volonté n’a plus la force de réprimer ; les actions (délictueuses) sont involontaires, instinctives, irrésistibles ». Cette maladie mentale dissocie volonté et conscience et permet ainsi, de manière très moderne, que l’on puisse être conscient sans pour autant disposer de son libre arbitre. La monomanie provoque ainsi dans les années 1820 une véritable crise judiciaire lorsque des médecins s’immiscent dans le public des tribunaux, se trouvent appelés comme témoins ou comme experts, et publient des articles et opuscules qui mettent en question des verdicts d’assises. C’est le cas d’Etienne Georget qui, en 1825, publie sa brochure Examen médical des procès criminels des nommés Léger, Feldtmann, Lecouffe Jean-Pierre, Papavoine dans lesquels l’aliénation mentale a été alléguée comme moyen de défense suivi de quelques considérations médico-légales sur la liberté morale.
De fait, la doctrine très rationaliste des tribunaux est sensible à l’étrangeté des crimes, aux gestes cruels, et aux déviances sexuelles qui semblent dépourvues de motif en l’absence d’une théorie des pulsions et des perversions sexuelles qui n’émerge qu’à la fin du siècle. La monomanie, et notamment la monomanie homicide, permet de substituer à l’absence de motif rationnel ce qui a été compris par Michel Foucault comme une « pathologisation du monstrueux». La monomanie s’insère ainsi dans la pratique judiciaire, donnant lieu dès les années 1830 à des acquittements. On en détecte de même la présence dans la doctrine juridique jusqu’à la fin du XIXe siècle comme élément d’analyse de gestes au mobile fuyant.
La catégorie est pourtant abandonnée au milieu du siècle par les aliénistes qui la mettent en question dès les années 1850. C’est un disciple d’Esquirol, Jean-Pierre Falret, qui dans une publication de 1854 prend formellement ses distances avec « cette fragmentation de l’âme humaine en forces distinctes susceptibles d’agir isolément », et renonce à la possibilité des folies partielles et ponctuelles. Son abandon participe à la réorientation de la médecine vers des conceptions plus globales de l’aliénation mentale qui s’inscrit dès lors dans une chronicité et dans une perspective plus strictement organique.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Pyromanie
Références :
Agnès Pedron, Le crime et la folie. Trois causes célèbres de la monomanie homicide et la naissance de la psychiatrie légale (1824-1830), thèse de médecine dirigée par Gladys Swain, soutenue à Paris en 1984.
Laurence Guignard, Juger la folie. La folie criminelle devant les assises, PUF, 2010.
Pour citer cet article : Laurence Guignard, "Monomanie", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.