Entrée dans la pharmacopée dans les années 1820, la morphine est devenue au cours du XIXe siècle l’un des médicaments les plus employés de l’art médical : par sa faculté à supprimer la douleur, elle est une alliée de choix pour les médecins qui ne disposent pas encore de véritables médicaments. Dans ces conditions, quand soulager les souffrances devient une préoccupation centrale, le médecin peut donc, grâce à l’emploi de la morphine, valoriser sa profession, encore en forte concurrence avec d’autres thérapeutes non-officiels, comme les rebouteux·ses, les guérisseur·ses ou les herboristes. Les médecins ne cessent pas de vanter les mérites de la « merveilleuse » morphine, formidable outil de légitimation de leur corporation. En 1868, le médecin et ophtalmologiste toulousain Alfred Terson (1838-1925) termine un article sur les bénéfices de la substance par ces mots : « Je ne saurais trop recommander à mes collègues l’usage des injections sous-cutanées de morphine dans les circonstances que je viens d’indiquer : leur effet est tel dans certains cas, que le médecin en est surpris, et que le malade admire la puissance de notre art. » (A. Terson, « Des injections sous-cutanées de morphine dans les affections douloureuses des yeux », Le Sud médical, n°20, 1868, p. 387‑394)
L’usage de la morphine accroît donc le prestige des médecins. Ils l’emploient dans de nombreuses indications allant bien au-delà du simple soulagement de la douleur : elle est ainsi prescrite dans les maladies gastriques, en tant qu’ ancêtre des antidépresseurs, pour soulager la fin de vie ou encore dans le cadre des pathologies respiratoires. Les aliénistes y ont fréquemment recours, à la fois dans un but curatif, mais surtout, et de manière plus pragmatique, pour calmer les patient·es agité·es, en particulier les hystériques. Dans certains services, comme à la Salpêtrière, elle est employée quotidiennement à très forte dose.
L’addiction n’est pas encore un phénomène pensé et connu. Le fait de consommer certains psychotropes de manière abusive est considéré comme un vice, non comme une maladie, touchant principalement, selon les représentations de l’époque, les individus jugés inférieurs, comme les pauvres (pour l’alcool) ou les populations colonisées (pour l’opium et la coca). Mais au cours des années 1880, les aliénistes doivent se rendre à l’évidence : leurs patientes hystériques ne peuvent plus se passer de morphine. Le docteur Dalbanne déclare qu’une « véritable révolution éclaterait, si l’on venait à suspendre l’usage de la morphine » à la Salpêtrière. D’autres cas commencent également à être signalés chez les patient·es pris·es en charge à leur domicile, à qui les médecins apprennent à se piquer et prescrivent des ordonnances à renouveler à volonté. D’après les sources disponibles, 87% des morphinomanes présentés dans les études médicales entre 1876 et 1913 sont devenu·es dépendant·es suite à la prescription d’un médecin.
Au moment même où la profession accède de plus en plus à la reconnaissance de sa compétence auprès de la population, l’addiction à la morphine fait vaciller cette confiance nouvellement acquise. Les médecins sont en effet jugés responsables de l’apparition et du développement d’une nouvelle pathologie, bientôt nommée « morphinomanie ». L’une des stratégies de défense des aliénistes, principaux médecins mis en cause, est de proposer une description « type » des malades permettant d’insister sur la responsabilité des patients eux-mêmes dans l’éclosion de leur maladie. Ils créent alors la figure de la Morphinée, femme de petite vertu attirée par le vice, ayant trouvé dans l’usage de la morphine un plaisir nouveau et coupable. Ainsi, selon ces discours qui se diffusent rapidement dans la presse et les arts, les femmes, par leur nature fragile et perverse, seraient les principales victimes de la morphinomanie. Le docteur Rodet, par exemple, dresse leur portrait en 1897 : « Femmes du monde, artistes, filles de joie de toutes classes, toutes les névrosées, toutes les déséquilibrées, tout cela sacrifie sur l’autel de la déesse Morphine. Le nombre en est incalculable, elles sont légion ! Il est directement proportionnel au développement toujours croissant du déséquilibre moral, qui semble être la caractéristique du siècle qui finit. Aussi, n’est-il pas prêt de diminuer ! »
En pointant du doigt les déviances des femmes morphinomanes, les médecins dessinent en négatif les critères de la « féminité respectable » c’est-à-dire la fonction maternelle, le dévouement, la pudeur et le calme. De plus, en affirmant que la maladie se répand, les aliénistes espèrent voir l’ouverture de nouveaux services spécifiques, dont ils seraient les directeurs, pour prendre en charge ces patient·es.
À la fin du XIXe siècle, la responsabilité des cas de morphinomanie se déplace : désormais ce sont les malades qui, par leur faiblesse, leurs vices, leur oisiveté, témoignent du caractère « prédestiné » de leur maladie. Cette représentation très péjorative se répercute sur les simples usager·es, les médecins ne faisant pas de différence entre consommation et addiction. Par ailleurs, ce que les contemporain·es de l’époque ont vécu comme une « épidémie » catastrophique n’a en réalité pas existé. Tout au plus peut-on relever quelques centaines de cas de morphinomanes (autant d’hommes que de femmes) en France entre la fin des années 1870 et le début de la Première Guerre mondiale. Cette histoire marque pourtant durablement la profession médicale et constitue le point de départ de la morphinophobie, ce phénomène de crainte de la morphine ayant pour conséquence l’effondrement de son usage en médecine tout au long du XXe siècle.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Auto-expérimentation - LSD - Psychédélique
Références :
Sara Elizabeth Black, « Psychotropic Society: The medical and cultural history of drugs in France, 1840-1920 » Thèse d’histoire, Rutgers The State University of New Jersey, New Brunswick, 2016.
Jean-Jacques Yvorel, Les poisons de l’esprit : drogues et drogués au XIXe siècle, Paris, Quai Voltaire, 1992.
Pour citer cet article : Zoë Dubus, "Morphinomanie", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023.