Une du journal Point de Vue datant du 6 septembre 1951, illustration issue de l’ouvrage Le Pain Maudit, Retour sur la France des années oubliées 1945-1958 de Steven Kaplan.
En 1951, la France est frappée par une série d’intoxications alimentaires, certaines mortelles. Le 16 août de cette même année, un cas d'empoisonnement par le pain est rendu public dans la ville de Pont-Saint-Esprit dans le Gard et fait plus de trois cents malades et sept morts. Les maux que subissent les habitants sont comparables à ceux des victimes du « mal des ardents », un autre nom donné à l’ergotisme au Moyen-Âge, qui présente des hallucinations en rapport avec les flammes et au feu.
La consommation du pain, symbole emblématique d’une culture populaire d’après-guerre, provoque un véritable trouble dans la ville spiripontaine. Surnommée la « nuit de l’apocalypse » par les habitants, l’incident prend place un jour après la fête de l’Assomption fixée le 15 août et qui marque la montée au ciel de la Vierge. C’est durant ces festivités que certains habitants auraient vu des signes divins d’un mauvais présage après que le bras de la statue de la Vierge est tombé à la suite d’un violent orage. Cette manifestation fait écho à un événement similaire apparu en 1939, avant l’annonce de la Seconde Guerre mondiale.
Le contexte social en 1951 est difficile. En effet, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France vit encore dans la psychose de la pénurie comme le rappelle Steven Kaplan, historien américain spécialiste de l’histoire du pain. L’un des enjeux économiques majeurs de l’État est alors à la fois de garantir des prix élevés pour les agriculteurs, qui constituent encore la moitié de la population française au milieu du XXe siècle, mais qui soient aussi abordables pour les consommateurs. L’objectif est aussi d’assurer un ravitaillement stable des matières premières (grains, farines) et de corriger la répartition inégalitaire des récoltes sur le territoire. Certaines régions, comme le Gard, doivent ainsi faire avec des farines défectueuses.
Lors de cette curieuse épidémie de 1951, la ville de Pont-Saint-Esprit est aussitôt propulsée sur la scène internationale, tant sur le plan médical que politique. Les scientifiques les plus éminents s'attèlent à identifier les causes de cet empoisonnement. Le phénomène donne naissance à de nombreuses théories, souvent concurrentes : la pulvérisation du LSD comme arme de guerre, l’ergotisme, les moisissures ou encore l’hypothèse de la farine avariée. Cette dernière hypothèse est retenue en juillet 1954 par le juge d’instruction Perrier en charge de l’affaire qui clôt le dossier en accusant la présence d’un fongicide appelé Panogen utilisé pour la conservation des grains.
Cette conclusion provisoire souligne un besoin de réduire au silence ce fait divers devenu viral. Les enjeux politiques et hygiéniques révélés par l’affaire dépassent le contexte local auquel elle était, à priori, destinée.
L’affaire met en effet en jeu un nouvel acteur qui joue un rôle indispensable dans la bonne distribution des matières premières à la fabrication du pain : l’ONIC. Celui-ci est le plus ancien acteur intervenant dans le marché des blés. Créé en 1936, l’établissement public s’occupe de répartir les grains et farines en les exportant des milieux « excédentaires » vers les zones « déficitaires » comme le Gard. Acteur peu considéré dans l’affaire, son rôle s’avère pourtant majeur. En effet, l’incident de Pont-Saint-Esprit éclaire un système de ravitaillement défectueux et par extension une économie du pain instable dont l’Office Nationale Interprofessionnel des Céréales (ONIC) est pourtant censé garantir le bon fonctionnement. L’organisme exerce sa puissance et son autorité au nom d’un dirigisme corporatif qui est très controversé et critiqué dans les années 1950.
Malgré son retentissement, la postérité de l’affaire est nulle, les articles de presse ont été restreints peu après 1951. Le cas de Pont-Saint-Esprit est encore en suspens aujourd’hui et la population locale s’interroge parfois encore sur les causes de l’événement.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : LSD
Références :
Steven Laurence Kaplan, Le Pain maudit, retour sur la France des années oubliées 1945-1958, Fayard, 2008, 1148 p.
René-Louis Bouchet, L’affaire du « pain maudit » de Pont-Saint-Esprit, des hypothèses jamais vérifiées, Phytoma-Défense des cultures, décembre 1980, p. 33-36. (Disponible en ligne).
Pour citer cet article : Eva Larrieu, « Pain maudit », dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2024.