Hôpital psychiatrique spécial de Leningrad (https://www.rferl.org/a/25132223.html)
C’est toutefois sous Nikita Khrouchtchev (1953-1964) puis sous Leonid Brejnev (1964-1982), avec la nomination de Iouri Andropov à la tête du Comité pour la sécurité de l’État (KGB) en 1967, que l’internement forcé devint un instrument d’oppression plus courant. Il évitait la tenue de procès autour desquels activistes et protestataires auraient pu se mobiliser, tandis que le KGB n’avait plus à fabriquer de fausses preuves contre les accusés.
Le système de la psychiatrie punitive reposait sur la collaboration étroite entre une partie des psychiatres légaux et les administrations politiques et judiciaires. Le cœur de ce système était alors l’institut de psychiatrie légale Serbski, à Moscou. Dans le cadre des procédures pénales, les accusés étaient soumis à l’examen de psychiatres légaux qui devaient déterminer si ceux-ci pouvaient être tenus pour responsables de leur acte au moment de leur crime. À la suite d’une suggestion de Andropov au Comité central du Parti communiste en 1969, des médecins dressèrent une liste de maladies dont le diagnostic permettait de poser l’irresponsabilité des accusés : le diagnostic de « schizophrénie à évolution lente » s’imposa dès lors face au diagnostic de « développement de la personnalité paranoïaque ». Une fois déclarées irresponsables, les personnes étaient internées soit dans des hôpitaux psychiatriques ordinaires, soit dans des hôpitaux spéciaux. Au moment du démantèlement du système de la psychiatrie punitive en 1988, le pays comptait seize établissements spéciaux. Ceux-ci étaient placés sous la tutelle du ministère des Affaires intérieures et échappaient donc aux autorités médicales.
L’importance des internements forcés demeure un phénomène difficilement quantifiable. Un recensement réalisé par la revue clandestine Chronique des événements en cours, qui traitait des violations des droits civiques en Russie, a fait état de 210 personnes envoyées en « soins forcés » entre 1962 et 1976 - un nombre certainement inférieur à la réalité. D’après les archives, en 1970, les hôpitaux spéciaux accueillaient 3 350 « détenus-patients ». Pour la Lettonie, un aperçu du profil des internés nous est donné par une étude fondée sur quinze cas. Les accusations concernaient l’agitation et la propagande antisoviétiques, et frappaient surtout des hommes. Les inculpés avaient la cinquantaine avant le début des années 1960, puis moins de quarante ans après. La plupart d’entre eux possédaient un niveau d’étude élevé. Les internés en hôpital spécial ont décrit leur expérience comme épouvantable. Arrêté en janvier 1972 par le KGB pour avoir milité en faveur des droits civiques, le mathématicien Leonid Pliouchtch fut transféré, après des mois d’emprisonnement, à Serbski où les psychiatres conclurent à la schizophrénie. Déclaré irresponsable, il fut envoyé en juillet 1973 dans l’hôpital spécial de Dnipropetrovsk, en Ukraine. Il a présenté ce lieu comme une prison où les aides-soignants étaient des petits criminels. Le personnel médical punissait les patients à l’aide d’injections de soufre ou en augmentant les doses des neuroleptiques et des traitements insuliniques.
Tous les psychiatres légaux n’étaient cependant pas à la botte du KGB. Les diagnostics posés à l’institut Serbski purent ainsi être contestés par d’autres commissions d’expertise. Pëtr Grigorenko, officier, vétéran multidécoré de la Seconde Guerre mondiale, engagé à partir de 1961 dans une critique de la politique khrouchtchévienne tandis qu’il occupe des fonctions académiques à Moscou, fut arrêté en 1964. Après que les médecins diagnostiquèrent chez lui un développement paranoïaque de la personnalité, il fut interné dans l’hôpital spécial de Leningrad dont il sortit en avril 1965, officiellement en raison de l’amélioration de son état. Ses ennuis se poursuivirent toutefois : pour avoir pris fait et cause pour les Tatars de Crimée, il fut arrêté à Tachkent. Les médecins qui l’examinèrent sur place le déclarèrent sain d’esprit, mais une fois transféré à Serbski, la contre-expertise revint sur cette conclusion et confirma son irresponsabilité.
Indignés par le dévoiement de leur spécialité par le régime, des psychiatres dénoncèrent au cours des décennies 1960 et 1970 les pratiques de leurs confrères. Au début des années 1960, à Kiev, le jeune psychiatre Semen Gluzman prépara en secret une contre-expertise de Grigorenko : il le tint pour sain d’esprit, et accusa les experts de Serbski d’être incompétents ou menteurs. Arrêté par le KGB après avoir clandestinement diffusé ses recherches et, à l’issue d’un procès à huis clos, il fut condamné à sept ans de camp à régime sévère puis à trois ans d’exil. D’autres psychiatres s’employèrent à porter assistance aux internés. C’est le cas de Marina Voïkhanskaïa qui exerçait dans un hôpital de Leningrad. À compter de 1973, ayant appris l’internement dans son service de personnes qui ne souffraient d’aucun trouble mental, elle leur rendait régulièrement visite, leur apportait livres et cigarettes, et les protégeait des traitements les plus durs. La direction la menaça de renvoi et une partie de ses collègues lui tournèrent le dos. Investie dans le mouvement pour les droits civiques, Voïkhanskaïa joua un rôle central dans la libération de Viktor Fainberg, interné pour avoir protesté en août 1968 sur la Place rouge contre l’écrasement du Printemps de Prague. Menacée par le KGB, Voïkhanskaïa s’exila en Angleterre en janvier 1975.
L’utilisation de la psychiatrie à des fins d’oppression n’a pas enrayé les protestations et, une fois la pratique connue en Occident à partir de 1970, elle est en sus venue alimenter les critiques à l’endroit d’un régime dont l’image sur la scène internationale était déjà dégradée.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Asile - Traitement psychiatrique abusif
Références :
Grégory Dufaud, Une histoire de la psychiatrie soviétique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2021
Uldis Krēsliņš, « LPSR Valsts drošības komiteja un represīvās psihiatrijas prakse : 20. gadsimta sešdesmitie līdz astoņdesmitie gadi [Le Comité pour la sécurité de l’État de la RSSL et la pratique de la psychiatrie répressive : années 1960-1980] », LIELAIS BRĀLIS TEVI VĒRO : VDK un tās piesegstruktūras. Ziņojumi starptautiskajā zinātniskajā konferencē 2016. gada 11., 12. un 13. augustā Rīgā, Autoru kolektīvs K. Jarinovskas zinātniskajā redakcijā. VDK zinātniskās izpētes komisijas raksti, 3. sēj. Rīga, LPSR Valsts drošības komitejas zinātniskās izpētes komisija, Latvijas Universitāte, 2016, p. 355-401
Pour citer cet article : Grégory Dufaud, "Psychiatrie répressive en Union soviétique", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023.