Nkrita, Russian samizdat and photo negatives of unofficial literature in the USSR, Moscow, 2017.
A partir des années 1960, les dissidents peuvent être internés pour diverses raisons. Certains sont accusés d’avoir critiqué le gouvernement devant des collègues, d’avoir tenté de traverser la frontière sans autorisation, d’avoir fabriqué des objets religieux artisanaux ou même d’avoir accroché des photos de dissidents au-dessus de leur lit. La diversité et la légèreté apparente de ces chefs d’accusations témoignent de la fragilité du pouvoir soviétique à l’orée de la guerre froide.
Dans ce processus, le diagnostic devient un élément clé dans la prise de décision du juge. En effet, les dissidents sont envoyés dans les asiles suite à un jugement durant lequel le psychiatre intervient en tant qu’expert. Néanmoins, la pose du diagnostic se résume à quelques questions et une séance d’un quart d’heure. Celui qui est récurrent pour qualifier l’état « pathologique » des dissidents est, en très grande majorité, la schizophrénie, diagnostic qui s’est développé pour qualifier la psychose à l’échelle mondiale après les années 1930. Souvent, la schizophrénie (parfois affublée du terme de « torpide ») est accompagnée selon les psychiatres de qualificatifs très politiques « d’illusions réformistes et hostiles à l’encontre du système social et politique de l’URSS » ou de « délires religieux ». Si le diagnostic ne correspond pas à ce que l’État soviétique veut entendre, alors le résultat est modifié pour que le dissident devienne un « danger particulier pour la société ».
Suite à la décision du juge, le dissident peut être envoyé dans deux types d’établissements. Les hôpitaux psychiatriques soviétiques se subdivisent en deux types d’organisations qui ne dépendent pas du même ministère. Les établissements spéciaux dépendent de l’autorité du ministère de l’intérieur tandis que les hôpitaux psychiatriques ordinaires sont sous la juridiction du ministère de la santé.
Les hôpitaux psychiatriques spéciaux sont des établissements spécialisés dans le traitement des personnes qui « représentent un danger spécial pour la société ». Ce type d’établissement ne possède aucun code juridique, ni directives, avant 1967 si bien que ce sont les médecins qui ont le pouvoir. Les dissidents y passent souvent plusieurs années, jusqu’à vingt ans. Ils sont coupés du monde extérieur et sont à des milliers de kilomètres de leur famille. Comme ce sont d’anciennes prisons, dans les chambres, les lumières sont en permanence allumées et les dissidents ont deux mètres carrés chacun pour survivre. Ils doivent obéir aux ordres du médecin, de l’infirmier ou d’un délinquant de droit commun. Les délinquants, qui travaillent souvent dans le goulag voisin, déchaîne leur haine sur les dissidents. Si bien que les violences, les viols, les abus et la torture sont permanents, comme le rappelle un rescapé dans ses mémoires : « Je ne me rappelle pas un seul cas, en 32 mois, où la santé d’un patient se soit amélioré au lieu d’empirer ».
Les traitements abusifs dans les hôpitaux psychiatriques spéciaux sont surnommés koulazine (poing et drogue) par les dissidents. Les médecins donnent le même traitement aux patients, sans tenir compte du corps de l’individu. Ils sont en permanence sous neuroleptiques, ce qui cause des crampes, de la maigreur, des convulsions ou de l’extrême fatigue. Si le dissident se révolte, alors il subit une insulinothérapie (injection d’insuline) ou l’enveloppement humide (enveloppement du patient dans des draps humides séchant). Léonid Plioutch raconte les effets d’un traitement à la sulfazine sur son camarade : « Un des patients appelait les docteurs « Gestapoistes ». Ils lui prescrivirent des injections de soufre faisant monter le corps à 40°. Ce patient poussa des gémissements pendant 24h ; fou de douleur, il se cachait sous son lit ; de désespoir, il brisa sa vitre et essaya de se couper la gorge avec le verre. Il fut de nouveau puni et roué de coups. Il demanda à tout le monde « Est-ce que je vais mourir ? ». On lui donna de l’oxygène et divers médicaments. On le sauva. ».
A l’extérieur, quelques dissidents parlent. Ils tentent d’alerter les ONG et la communauté mondiale des psychiatres sur ces traitements qui bafouent les droits de l’Homme. Pour ce faire, ils contactent des journalistes étrangers et se donnent rendez-vous dans des lieux secrets. Par exemple, Vladimir Boukovsky publie Manuel de psychiatrie pour dissidents pour dénoncer la situation. Sur le territoire russe, les dénonciations sont publiées dans les samizdat, vaste réseau d’écrits clandestins.
Aujourd’hui, à cause du conflit en Ukraine, les ONG, telle Amnesty International, ne peuvent plus intervenir en cas d’internement forcé. En effet, puisque l’armée russe peine à trouver des soldats, les patients des asiles psychiatriques sont envoyés au front.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Asile - Psychiatrie répressive en Union soviétique - Panoptique
Références :
DUFAUD, Grégory, Une histoire de la psychiatrie soviétique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2021.
OUGRIN, Dennis, GLUZMAN, Semyon, DRATCU, Luiz Psychiatry in post-communist Ukraine : dismantling the past, paving the way for the future, Psychiatric Bulletin, 2006.
Pour citer cet article : Maxence Busson, "Traitement psychiatrique abusif", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023.