Avers de la médaille de la société d'Amsterdam pour le sauvetage des noyés, gravure tirée de Histoire et mémoires de la société, formée à Amsterdam en faveur des noyés, Amsterdam, 1768, t. I, frontispice (bibliothèque de Chambéry).
La réanimation médicale, mise en place au XVIIIe siècle en Europe, fait partie des combats engagés par les « Lumières » pour changer la société et la santé au nom de valeurs mises en avant comme nouvelles : le rejet des limites des siècles passés, une diffusion pédagogique de la philanthropie, l’idée d’une science axée sur l’utilité, la mort perçue comme un phénomène naturel, sur lequel on peut et doit agir. Cet effort rejoint d’autres batailles du « parti philosophique » autour de la mort, comme l’opposition au gâchis de vies que représentaient la culture des duels ou les condamnations à mort pour motifs religieux – comme celle du chevalier de La Barre.
La réanimation s’est développée autour des noyés – savoir nager était rare, et les victimes étaient souvent des personnes en bonne santé. Dans les années 1730, par le biais d’imprimés, des savants - philosophes, universitaires, puis chirurgiens et médecins - discutèrent de la possibilité de venir en aide aux noyés, en demandant aux autorités publiques d’intervenir, par exemple en offrant des récompenses aux sauveteurs. L’imprimé se fait là le lieu d’expression publique d’une volonté de participation à la politique - en l’occurrence sanitaire - pour des acteurs qui invoquent une forme nouvelle de légitimité sociale et qui, globalement, sont exclus des processus décisionnels. Leurs efforts, allant jusqu’à la publication de projets de lois autour de la noyade et des procédures d’inhumation - rappelons la peur commune d’être enterré vivant -, n’aboutissent pas.
La réanimation reste essentiellement sur le papier pendant plus de trois décennies. Significativement, ce furent des citoyens plutôt marginalisés qui réalisèrent le passage de l’écrit programmatique à l’institutionnalisation du secours aux noyés. La première société de réanimation fut en effet établie au sein d’un groupe mennonite d’Amsterdam, c’est-à-dire par des citoyens appartenant à une minorité religieuse protestante anabaptiste (dans un pays calviniste rappelons-le) et qui par là n’avaient pas accès aux fonctions publiques. Le schéma se retrouve à Londres, où une société de secours inspirée de celle d’Amsterdam fut créée par un apothicaire - statut situé en bas de la hiérarchie médicale - presbytérien - donc membre d’une minorité religieuse. L’exemple fut suivi rapidement dans l’Europe entière.
Les pouvoirs publics ne firent globalement que soutenir a posteriori des initiatives issues d’acteurs en mal de reconnaissance sociale. Pour ces derniers, les valeurs morales et la recherche de capital symbolique jouèrent un rôle plus crucial que la médecine elle-même. Sur la médaille offerte par la société d’Amsterdam, ce n’est pas l’allégorie de la Médecine, mais celle de l’Humanité qui repousse la mort. La devise qui entoure la scène explicite cette appropriation d’un nouvel objet social, le “noyé-à-réanimer” : il est rendu « à lui-même et à sa patrie », il ne s’appartient pas totalement, mais est pensé en termes utilitaristes et populationnistes. En s’affirmant ainsi comme championne du bien public, la société de réanimation dessinait une légitimation politique parallèle, non officielle, qui permettait à ces acteurs de faire valoir, dans une sphère inédite, la place à laquelle ils aspiraient dans la « patrie ».
L’exemple d’Amsterdam et de Londres (les deux seules sociétés qui existent encore aujourd’hui) met également en évidence une autre dimension – celle du rôle des protestantismes dans le développement de la réanimation. Contrairement à ce qu’on pourrait penser en ne regardant que les sources françaises, ce développement n’est pas dû à un reflux de la religion laissant place à la médecine autour de la mort. À une échelle géographico-chronologique plus large (Europe, XVIIe-XVIIIe siècles), les acteurs-clés de ce développement se trouvent être tous protestants. Du premier traité spécifiquement consacré à la réanimation par un pasteur luthérien en 1620, de la première longue discussion médicale sur les limites de la vie au sein de l’académie luthérienne des Curieux de la Nature dans le dernier tiers du XVIIe siècle à la formulation fondatrice d’un nouveau discours par un philosophe huguenot en 1733 et à l’établissement de la société d’Amsterdam, chaque innovation cruciale est non seulement due à des acteurs de confession protestante, qui mentionnent de plus explicitement la religion. Il s’agit là d’une reconfiguration sur le temps long issue de bouleversements doctrinaux religieux : le cadavre délesté des rites catholiques, pour l’âme duquel rien ne pouvait être théoriquement entrepris, est devenu un objet de fascination, puis d’action socio-médicales.
L’institutionnalisation du secours aux noyés constitue l’établissement de la première médecine civile d’urgence. Son histoire illustre tout ce qui sépare les pratiques des discours, c’est-à-dire le rôle fondamental, dans la mobilisation des énergies sociales, des contextes étatiques, des modes culturelles et des lieux d’expression de la religion et des revendications politiques.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Mort imminente (near death experience) - Urgence
Références :
Anton Serdeczny, Du tabac pour le mort : une histoire de la réanimation, Champ Vallon, 2018.
Michel Vovelle, La mort et l'Occident : de 1300 à nos jours [précédé de La mort, état des lieux], Gallimard, 2000.
Pour citer cet article : Anton Serdeczny, "Réanimation", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2023.