La « question homosexuelle » est l’une des préoccupations principales de la médecine légale à la Belle Époque. Les médecins légistes s’efforcent en effet de trouver à cette « catégorie » des caractéristiques physiques et psychologiques définissables afin que les homosexuels soient facilement reconnaissables pour la police des mœurs. Ambroise Tardieu (1818-1879), qui est l’un des plus grands médecins légistes du XIXe siècle, est à l’initiative d’une des trois théories portant sur l’homosexualité. Dans sa théorie de la dégénérescence, il fait la distinction entre l’homme « actif », qui représente la virilité, et l’homme « passif », qui incarne la féminité. Il théorise également au milieu du XIXe siècle la non-différenciation entre l’homosexualité et la prostitution masculine, un amalgame très présent à cette période, et va même jusqu’à établir un lien entre l’homosexualité et la criminalité. Il élabore une description scientifique « type » des homosexuels qui devient rapidement caricaturale.
En tant que médecin-expert des tribunaux, celui-ci met la médecine au service de la surveillance policière et de la répression judiciaire. Et c’est un rôle important car à la fin du XIXe siècle, l’homosexualité supposée peut devenir de fait un argument politique puissant pour discréditer ses ennemis politiques. C’est ce que montre le scandale de Germiny, qui a éclaté en 1876 à Paris et qui est relaté par l’historien Régis Revenin. Eugène Le Bègue de Germiny, espoir de la droite monarchique en lutte contre les républicains en essor, voit sa carrière s’effondrer le 6 décembre 1876 suite à son arrestation par la police des mœurs dans une vespasienne (urinoir public) des Champs-Élysées avec un jeune ouvrier de 18 ans, Pierre Chouard. Un scandale quant à une supposée homosexualité pouvait complètement bouleverser une carrière politique. Pour l’opinion publique, il n’était pas envisageable de laisser un homosexuel notoire accéder à des fonctions gouvernementales alors qu'il ne respectait pas les mœurs établies par la société. L’homme est privé de son mandat municipal.
Tardieu est aussi l’un des premiers à se consacrer à la question des enfants. Jusqu’alors grands oubliés de la société, sous la IIIe République, ils deviennent l’objet d’un intérêt nouveau, l’Etat prenant conscience que les enfants sont l’avenir de la Nation et qu’il faut les protéger. Les pédiatres connaissent tous Tardieu, puisqu’il est l’auteur de nombreux travaux portant sur les sévices et mauvais traitements à l’égard des enfants. Il est à l’origine des premières descriptions cliniques du syndrome des enfants battus aussi nommé « syndrome de Tardieu ». Il met donc à profit sa profession au service de la Justice dans le but de pallier « les attentats aux mœurs » en trouvant des preuves irréfutables du mal sur le corps des individus. Ces travaux sur les homosexuels et les enfants sont d’autant plus importants qu’ils permettent un retour aux « bonnes mœurs » en sanctionnant judiciairement ceux qui ne les respectent pas et permet ainsi un retour à l’ordre moral.
Tardieu occupe également une place politique importante du fait de sa position institutionnelle. Il exerce en tant que professeur de médecine légale et obtient le titre de Doyen de la Faculté de médecine à Paris de 1864 à 1866, un titre très prisé pour son prestige. Dans ce cadre, il produit une activité expertale considérable : en 1876, il compte à son actif 5239 rapports. Grâce à sa renommée, il intervient dans des affaires célèbres. Il est l’expert médico-légal du Second Empire, Tardieu étant très proche du gouvernement impérial. C’est d’ailleurs ce qui le discrédite auprès de ses étudiants lors de son intervention en tant qu’expert dans l’affaire Victor Noir, un républicain abattu par le prince Pierre Bonaparte, cousin de l’Empereur, lors d’une querelle en janvier 1870. Les étudiants en médecine parisiens montrent leur mécontentement en boycottant les cours de Tardieu à la Faculté de médecine de Paris. S’il parvient à se maintenir comme figure tutélaire de la Faculté, la chute de l’Empire précipite son déclin. Et Tardieu entraîne dans sa chute son successeur prédestiné. Bergeron aurait pu profiter d’un parrainage intéressant, mais il se trouve court-circuité par son rival Brouardel.
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Références :
Régis Revenin, Homosexualité et prostitution masculines à Paris (1870-1918), L’Harmattan, 2005.
Régis Revenin, Hommes et masculinités de 1789 à nos jours, Autrement, 2007.
Pour citer cet article : Mathilde Grosbois, "Tardieu" dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.