Diagnostic "par radio", couverture de Science and Invention, février 1925.
Si ces nouveaux usages ont répondu au souci de maintenir le lien avec les patients pendant les périodes de confinement, ils ont aussi permis aux praticiens d’estimer les possibilités de transposer leurs activités usuelles dans le nouveau contexte d’exercice et, le cas échéant, de construire, pas à pas, la confiance dans les nouvelles pratiques.
Lors des téléconsultations, les protagonistes sont plongés dans des conditions d’interaction visiophonique où les échanges sont pour une large part transformés et s’effectuent, au moins dans les premiers temps, de façon moins fluide qu’à l’habitude. Les professionnels ne peuvent plus recourir directement à toutes les techniques usuelles de la psychothérapie face-à-face. Ceux-ci sont privés d’éléments cliniques cruciaux fondés habituellement sur la vue rapprochée, l’audition fine, l’odorat et le toucher. Les utilisateurs sont confrontés à diverses impressions de distance, sensorielle et cognitive, ainsi qu’émotionnelle. La perte de toute une série de « prises » servant de points d’appui à l’élaboration du jugement professionnel accroît le sentiment d’incertitude des praticiens face aux cas cliniques qu’ils doivent prendre en charge. Le manque relatif d’informations va être partiellement compensé par une attention plus soutenue, qui engendre plus de fatigue, et par davantage de questions, conduisant à une posture psychothérapeutique tendanciellement plus interventionniste qui laisse moins de place au silence. Au prix d’efforts et d’adaptations, les praticiens cherchent et parviennent, dans une certaine mesure, à reproduire des conditions d’émergence de l’intuition clinique et de l’empathie qui sont au fondement de la relation psychothérapeutique. De façon paradoxale, la distance inhérente aux téléconsultations tend parfois à rapprocher les protagonistes, les patients ayant tendance à se livrer plus rapidement que lors de la thérapie face-à-face.
Les psychothérapeutes ont aussi dû répondre aux dysfonctionnements techniques occasionnant une mauvaise restitution visuelle et sonore, voire une coupure de la connexion. Ces problèmes, qui engendrent des inquiétudes inédites et requièrent de nouvelles formes d’attention, sont de nature à la fois technique, organisationnelle et clinique, et peuvent revêtir une dimension économique et morale liée au paiement des séances de psychothérapie qui ont été fortement perturbées. Pratiquer la téléconsultation revient également à adapter progressivement les outils de travail habituels, à retarder ou à restreindre leurs usages, et, très souvent, à renoncer à une partie d’entre eux, et ce, alors même qu’ils demeurent parfois au cœur de la pratique usuelle de la psychothérapie face-à-face. Au moins durant les premiers temps d’utilisation, les télépraticiens s’interrogent sur le degré de transposabilité de leurs pratiques habituelles dans le nouveau cadre d’activité, ainsi que sur les efforts et les renoncements auxquels ils sont prêts à consentir pour mener à bien une telle adaptation. Ils sont également en butte à des problèmes inédits d’imputabilité des difficultés rencontrées : celles-ci sont-elles dues aux complications organisationnelles qui déstabilisent le cadre thérapeutique, aux problèmes pour interagir via les TIC et établir à distance un lien de confiance avec le patient, ou bien « seulement » aux difficultés présentées par celui-ci au plan clinique ?
Enfin, la réalisation des téléconsultations nécessite parfois de se constituer une identité numérique impliquant une mise en scène de soi sur le Web, qui est synonyme à la fois de dévoilement de soi et de mise en concurrence sous un format inédit, au sein d’une sphère professionnelle élargie au-delà des périmètres traditionnels.
La prise en compte de ces nombreux phénomènes permet d’apprécier toute la profondeur des transformations du travail psychothérapeutique qui sont observables durant les téléconsultations. Il reste désormais à savoir ce que les praticiens retiendront de leurs expériences, mais aussi dans quelle mesure et selon quelles modalités ils jugeront utiles de maintenir, à l’avenir, une pratique de consultation à distance pour le bien de leurs patients.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Télémédecine - Médecine à distance
Références :
Alexandre Mathieu-Fritz, Le praticien, le patient et les artefacts. Genèse des mondes de la télémédecine, Presses des Mines, 2021.
Alexandre Mathieu-Fritz, « Les téléconsultations en santé mentale. Ou comment établir la relation psychothérapeutique à distance », Réseaux, vol. 36, n° 207, janvier-février 2018, (pp. 123-164).
Pour citer cet article : Alexandre Mathieu-Fritz, "Téléconsultations en santé mentale et Covid-19", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.