L’actualité de l’année 2020 implique que nous sommes tous conscients de l’existence de relations, notamment pathogènes, entre virus et humains. Heureusement, et contrairement au SARS-CoV-2, la plupart des virus sont cependant loin de partager cette attirance envers nous, le reste des animaux ou même les autres êtres multicellulaires. Il existe ainsi des virus mangeurs de bactéries.
Un virus bactériophage entretient des relations spécifiques avec une espèce ou une souche de bactéries. Les phages peuvent détruire (on dit « lyser ») leurs bactéries-cibles, ce qui leur a donné leur nom (du Grec ancien bacteria + phageîn : « mangeurs de bactéries »), mais ces rapports peuvent prendre différentes formes et sont les fruits d’une coévolution qui remonte à l’origine de la vie. Leur découverte se situe, selon les perspectives, quelque part entre la toute fin du XIXe siècle et les années 1910.
Domptés dans un laboratoire, ces virus ont joué et jouent encore un rôle majeur d’outil de recherche en biologie. Par l’étude des processus de réplication des bactériophages, les travaux des nord-américains du groupe « Phage » sont, autour des années 1940, à l’origine de nombreuses découvertes en biologie moléculaire et en génétique. Aujourd’hui, les bactériophages sont fréquemment utilisés, dans le cadre d’expériences, pour provoquer des modifications ciblées dans l’ADN de bactéries. Cependant, l’utilisation originelle des bactériophages est médicale. Dans ce contexte, les phages sont utilisés pour leur capacité à détruire sélectivement des bactéries qui nous sont pathogènes.
Ainsi, la thérapie phagique se développe dès les années 1920 autour de la figure tutélaire et mythique de Félix d’Hérelle (1873-1949), microbiologiste autodidacte franco-canadien à la vie palpitante. La thérapie suscite, à l’échelle mondiale, un intérêt scientifique et thérapeutique conséquent. Cela se traduit par la mise en place de nombreux tests cliniques et la commercialisation de produits, tels le « pyo-phage » du Laboratoire du Bactériophage contre les infections à P. aeruginosa (bactérie spécialiste des infections opportunistes) ou le « Ruhr-Bakteriophagen » de Bayer contre la dysenterie.
Au tournant de la seconde guerre mondiale, la découverte, puis l’utilisation massive des agents chimiques antibactériens (sulfamides puis antibiotiques) plongent rapidement la thérapie phagique dans un anonymat relatif. En France, les phages deviennent un traitement compassionnel, utilisé en dernière ligne en cas d’échec des autres stratégies thérapeutiques. Seuls les pays du bloc Soviétique, en particulier la Géorgie, maintiennent une production et une utilisation routinière des phages.
La chute de l’URSS et l’instabilité économique et politique qui l’ont suivie mettent cependant en péril la pérennité de ses institutions médicales, fragilisant à nouveau la survie de la thérapie phagique. C’est à cette même période que les risques liés à la résistance microbienne aux agents antibactériens sont élevés au rang de problème de santé publique d’ordre mondial. A coup de campagnes de communication bien ancrées dans l’imaginaire collectif, les antibiotiques cessent alors d’être perçus comme la panacée contre tout microbe nuisible. Cela a, dans un même mouvement, rouvert une fenêtre d’intérêt pour la thérapie phagique, cette fois-ci comme solution alternative contre les infections bactériennes résistantes aux antibiotiques. C’est dans ce contexte actuel d’intérêt renouvelé que des équipes universitaires et start-ups, principalement européennes et américaines, essaient de créer les conditions légales, productives et scientifiques pour une utilisation pérenne et légitimée des phages.
Ces derniers se révèlent, encore aujourd’hui, difficiles à insérer dans un mode de production privé. Big Pharma rechigne à investir dans une thérapie où la possibilité de breveter (et donc de générer des profits) est ambiguë. La voie académique, comptant sur la confection « sur mesure » de produits thérapeutiques au sein d’un hôpital, se pose comme une des solutions possibles. Difficile, aussi, d’intégrer les phages dans la forme privilégiée de production de la preuve biomédicale, c’est-à-dire les essais cliniques randomisés en double aveugle. L’évaluation clinique des bactériophages est un sujet de controverse récurrent dans l’histoire de la thérapie. Au-delà de la question de l’efficacité réelle du traitement, ces débats sont utiles pour mettre en lumière l’évolution des pratiques d’administrations de la preuve dans les sciences biomédicales.
Produit « vivant », à la fois ubiquitaire et spécifique, facile à produire mais difficile à « bien » manier, au mode d’action intuitif mais difficile à observer, les bactériophages sont pour les chercheurs en sciences humaines et sociales des sources fertiles de réflexion. En attendant, peut-être, de redevenir une pratique médicale commune.
Prolonge la lecture sur le dictionnaire : Sérum de vérité- Pharmacie centraleBoite à remèdes
Références :
W. C. Summers, Félix d'Hérelle and the Origins of Molecular Biology, Yale University Press, 1999.
C. Brives, J. Pourraz, "Phage Therapy as a potential solution in the fight against AMR : obstacles and possible futures", Palgrave Communications, 2020, vol. 6.
Pour citer cet article : Thomas Bonnin, "Thérapie phagique", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.