Banquet de la Société végétarienne anglaise, le Charivari, 16 novembre 1853, Gallica
Comme le rappellent les promoteurs du végétarisme de la fin du XIXe siècle, le végétarisme peut se targuer d’origines antiques — le « régime pythagoricien » repose sur le refus de l’alimentation carnée — mais aussi de l’intérêt de penseurs des Lumières. Si le végétarisme existe alors déjà comme régime alimentaire pratiqué ou théorisé, c’est à cette période qu’il se structure en tant que mouvement social francophone sous l’influence d’expériences plus précoces en Angleterre, aux États-Unis et en Allemagne.
Sous la IIIe République, des réformateurs sociaux cherchent à résoudre différents « fléaux sociaux » : dépopulation, alcoolisme, démoralisation, maladies comme la tuberculose ou l’arthritisme, le tout conduisant, selon eux, à une dégénérescence de la « race ». À cet affaiblissement des corps, et par extension, du corps social, ceux-ci attribuent une même cause : le régime alimentaire des classes laborieuses urbaines, qui, à la faveur d’une hausse relative de leur pouvoir d’achat et de la modification de leurs conditions de vie, contiendrait de plus en plus de viande et d’autres « excitants » comme le café ou l’alcool. Or, à leurs yeux, l’insuffisance quantitative et qualitative de cette alimentation ne leur permet pas de reconstituer leur force de travail.
Autour de cet argumentaire qui lie théorie sociale et théorie médicale, s’organise alors un mouvement végétarien. Anna Kingsford (1846-1888), théosophe anglaise engagée dans le mouvement anti-vivisectionniste, lui donne une première assise dans le champ médical français en soutenant en 1880 une thèse de médecine à la Faculté de Paris, intitulée De l’alimentation végétale chez l’homme, dans laquelle elle défend les bienfaits du végétarisme. Forte de ce succès, la Société végétarienne de Paris, créée en 1878, voit ses adhésions augmenter et se renomme Société végétarienne de France. Organisée majoritairement autour de médecins se réclamant de l’hygiénisme, elle se donne pour tâche de promouvoir une « réforme alimentaire » fondée sur le végétarisme.
Dans les années 1880, cette Société végétarienne vulgarise la notion de végétarisme, notamment au travers de publications et d’une campagne dans les médias. Jusqu’alors, le végétarisme, terme « barbare » selon certains journaux, désigne une curiosité provenant du monde germanique ou d’Angleterre, portée par des sectes religieuses. Après 1880, s’il continue d’être raillé, le végétarisme perd une partie de sa dimension énigmatique et devient même, dans certains milieux sociaux aisés, une pratique distinctive.
Après avoir été en sommeil dans les années 1890, la Société végétarienne de France renaît en 1899 avec l’aide de la Société végétarienne belge : le mouvement francophone est transnational. La Société organise des conférences, participe à des congrès végétariens nationaux et internationaux, publie des ouvrages sur le végétarisme, fournit à la ménagère (ou à ses domestiques) des menus et recettes végétariennes. Elle entretient des correspondances avec des sociétés végétariennes étrangères et avec une Union végétarienne internationale, fondée à Dresde en 1908. Au total, elle enregistre plus de 1700 adhésions entre 1899 et 1914.
Ce mouvement porte en germe une certaine défiance vis-à-vis de la médecine expérimentale et curative alors dominante, à laquelle il oppose une médecine hygiéniste et préventive. Méfiant vis-à-vis de la pharmacie, il préconise également la guérison par les éléments naturels comme l’air, le soleil et l’eau, ce en quoi il s’intègre dans le mouvement naturiste. Il n’est pas pour autant antiscience, bien au contraire. Inspiré par la théosophie — nombre de ses membres font partie de sociétés théosophiques — qui revendique une réconciliation entre la science et la religion, les promoteurs du végétarisme entendent fonder leur régime sur des bases rationnelles en harmonie avec les lois de la nature. En retour, la sobriété préconisée est censée apporter des bénéfices tant pour l'esprit que pour le corps.
Si le mouvement végétarien français est structuré autour de la Société végétarienne qui perdure jusqu’à la Seconde guerre mondiale, il est loin de s’y réduire. À partir de la première décennie de 1900, des végétariens à tendances socialistes ou anarchistes créent leur propre groupement. Ainsi, Jacques Demarquette fonde le Trait d’Union en 1912 pour défendre un végétarisme plus proche du peuple. Dans le milieu libertaire, Sophia Zaïkowska et Georges Butaud défendent le végétalisme et organisent des colonies végétariennes. D’autres acteurs, qui s’opposent à la Société végétarienne de France et son végétarisme « de santé », défendent un végétarisme « éthique » fondé sur le refus de tuer et la prise en compte de la souffrance animale.
Dans la légitimation du mouvement végétarien actuel, ces arguments éthiques ont pris une place de premier ordre, aux dépens des arguments hygiénistes qui étaient privilégiés par la Société végétarienne de France.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Naturisme- Obésité
Références :
OUÉDRAOGO, Arouna P., Le végétarisme : esquisse d’histoire sociale. INRA, 1994.
BAUBÉROT, Arnaud, Histoire du naturisme : Le mythe du retour à la nature, Rennes, Presses Universitaires Rennes, 2004.
Pour citer cet article : Alexandra Hondermarck, "Végétarisme", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2020.