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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Zone torride

Tandis que l’expansion océanique du début de l’époque moderne ouvre l’Europe à de nouveaux espaces terrestres et maritimes, la médecine intègre des notions géographiques afin de s’adapter à l’échelle des empires.Peter Apian, Cosmographicus liber Petri Apiani Mathematici studiose collectus, 1524, p. 37. BNF, Gallica

   Tandis que l’expansion océanique du début de l’époque moderne ouvre l’Europe à de nouveaux espaces terrestres et maritimes, la médecine intègre des notions géographiques afin de s’adapter à l’échelle des empires.

 

   Au XVe siècle, dans le sillage des premières explorations portugaises le long des côtes d’Afrique de l’Ouest, l’horizon géographique européen s’élargit considérablement. Les entreprises maritimes, commerciales et coloniales des siècles suivants, en Asie, en Amérique ou en Afrique, familiarisent les Occidentaux avec une partie du monde restée jusqu’ici méconnue : l’espace situé entre les tropiques du Cancer et du Capricorne. Depuis l’Antiquité grecque, un nom désigne cette région au sein de la pensée géographique européenne : la zone torride

 

   La représentation de la terre, formulée par Aristote dans son traité des Météorologiques, trace une série de lignes parallèles symétriques correspondant aux cercles célestes. Il divise ainsi la Terre en cinq bandes qui se distinguent par leurs conditions climatiques : deux zones polaires aux antipodes, une zone torride comprise entre les deux tropiques et deux zones tempérées, insérées au nord et au sud de cette dernière. À la fin du Moyen-Âge, un débat émerge dans les universités concernant la viabilité de l’espace intertropical pour l’être humain. Tandis que certains soutiennent l’hypothèse d’une zone torride inhabitable, d’autres plaident pour la thèse d’une région brûlante où la vie est difficile et désagréable, mais pas impossible. À l’époque moderne, l’expansion océanique européenne et l’expérience coloniale ont rendu définitivement obsolète la thèse d’une région brûlée et inhabitable. Pour autant, elle demeure considérée comme hostile aux Européens, habitués aux climats tempérés. Elle arbore alors un visage nouveau, celui d’un environnement où le risque de contracter une maladie mortelle est important, et qui nécessite un acclimatement aux hommes et femmes qui s’y établissent.

 

   À partir du milieu du XVIIe siècle, se développe en Europe une littérature s’intéressant à la santé des populations européennes implantées dans les pays ou les climats « chauds » des régions intertropicales. Tandis que s’intensifie le commerce des Indes et la traite des esclaves, les difficultés sanitaires liées aux voyages transocéaniques et à la colonisation font l’objet d’une attention nouvelle. Des ouvrages consacrés aux maladies de la zone torride sont imprimés en Europe. Parmi les textes fondateurs de cette médecine exotique, se trouvent notamment les médecins néerlandais Jakob de Bondt (De medicina Indorum, 1642) et Willem Piso (Historia naturalis Brasiliae, 1648). Au Portugal, Simão Pinheiro Mourão (1683), João Ferreira da Rosa  (1694) et Miguel Dias Pimenta (1707) publient leurs travaux sur les maladies des Européens au Brésil et en Angola. Néanmoins, au XVIIIe siècle, c’est le Royaume-Uni qui s’impose comme le foyer le plus actif sur ces questions, avec Richard Towne (1726) ou John Williams (1750) pour les Caraïbes, ou encore Richard Brocklesby (1764) pour l’Afrique. En 1768, le médecin écossais James Lind, célèbre pour ses travaux sur le scorbut, offre une synthèse inédite concernant les maladies des Européens dans les climats chauds : An Essay on Diseases incidental to Europeans in hot Climates.

 

   En France, la médecine des pays chauds se développe dans les dernières décennies du XVIIe siècle, sous la plume des médecins voyageurs, tels que Charles Dellon (1685), mais surtout via les travaux des chirurgiens de marine et premiers médecins du roi aux colonies – des travaux restés essentiellement manuscrits jusque dans les années 1760. Les Caraïbes deviennent un centre important de production des savoirs sur le climat et les maladies de la zone torride. Le premier médecin du roi aux Antilles s’établit à La Martinique en 1691. Les autres îles et Cayenne sont ensuite pourvues de praticiens appointés par la Couronne au cours de la première moitié du siècle. En 1762, Antoine Poissonnier-Desperrières est le premier à publier un ouvrage uniquement consacré aux « fièvres » de Saint-Domingue, tandis que les décennies suivantes voient d’importantes publications sur les maladies de la plupart des colonies situées sous la zone torride. Une partie minoritaire de la production s’intéresse également à la santé des esclaves, essentielle à la mise en valeur économique des îles à sucre. Les sociétés savantes et leurs réseaux de correspondants, installés outre-mer ou exerçant à bord de navires, jouent un rôle moteur dans la diffusion des connaissances au sein de l’empire colonial français et au-delà. La Société royale de médecine et l’Académie royale de chirurgie forment les principaux lieux de discussion concernant les maladies contractées entre les tropiques. Le pouvoir royal, à travers son ministre de la Marine, consulte alors régulièrement ces sociétés sur des questions liées à la santé des populations dans les colonies. 

 

   Loin de devenir obsolète après le XVIIIe siècle, la zone torride reste un référentiel géographique utilisé par les médecins jusque dans la première moitié du XXe siècle, tandis qu’une nouvelle médecine tropicale se définit avec l’avènement de la bactériologie.




Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Société Royale de Médecine

Guillaume Linte - Université de Genève

Références :

David Arnold (dir.), Warm Climates and Western Medicine (1500-1900), Rodopi, 1996.

Guillaume Linte, « “Hot Climates” and Disease. Early Modern European Views of Tropical Environments », in Lori Jones (ed.), Disease and the Environment in the Medieval and Early Modern Worlds, Routledge, 2022, p. 107-123.

 

Pour citer cet article : Guillaume Linte, "Zone torride", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2022.

 

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