Une du vingtième numéro du magazine Actuel, paru en mai 1972
Le 29 août 1969, une adolescente de 17 ans décède d’une overdose d’héroïne dans les toilettes du casino de Bandol. Réactivant la figure de la morphinée et, avec elle, l’imaginaire ambivalent de la toxicomanie féminine, ce drame fait rapidement les gros titres de la presse, participant à imposer la consommation de drogue comme problème public de premier plan en France.
Il faut dire que le contexte s’y prêtait. À l’instar de leurs homologues américains, une partie infime mais croissante des jeunes français se complaisait dans la modification de conscience depuis le milieu de la décennie, expérimentant les acides et le cannabis à des fins ludiques, plus rarement la cocaïne et l’héroïne. En plus de l’incompréhension ou de la réprobation de leurs aînés, ces derniers ont dû faire face à la médiatisation alarmiste du phénomène dès 1966 : cette année-là, journaux, radio et télévision ont en effet commencé à se faire les échos réguliers de ces nouvelles pratiques psychotropes, relatant l’arrestation de quelques fumeurs de marijuana ou la saisie de quantités négligeables de LSD.
Dans la foulée, les événements de mai-juin 1968 sont venus accroître les tensions sociales et générationnelles à l’œuvre dans le pays. Des rangs gaullistes, mais pas seulement, a ainsi émergé une demande de retour à l’ordre à partir de 1969, prenant pour cible chacune des manifestations de la « révolution juvénile » qui travaillait l’Occident depuis la fin des années 1950 : coiffure, vêtement, musique, liberté sexuelle, mais également consommation de drogue.
En la matière, l’overdose de Bandol n’a donc fait que précipiter l’action des autorités. Plongés dans un état de panique morale et pressés par le conservatisme d’une frange grandissante de l’opinion publique, parlementaires et membres du gouvernement se sont convaincus de la nécessité d’un nouveau cadre légal pour les drogues, au lendemain du fait divers. Plutôt que de repenser en profondeur la place de la modification de conscience dans la société française à l’aune des évolutions récentes des usages de psychotropes, le législateur s’est contenté de recycler l’existant en l’adaptant au goût du jour prohibitionniste : en effet, la loi du 31 décembre 1970 s’apparente à un alliage entre sa prédécesseur - la loi du 12 juillet 1916 - et certaines dispositions de la lutte anti-drogue menée par l’administration fédérale américaine depuis l’élection de Richard Nixon, en 1968.
Du texte de 1916, celui de 1970 reprend la catégorie juridique des stupéfiants, qui soumet à un régime pénal unique des produits à la toxicité et à l’addictivité très diverses, et, avec elle, la liste des substances classées comme tel six décennies plus tôt : parmi elles figurait le cannabis. De la situation états-unienne, le texte français reprend l’idée que la marijuana fait partie des drogues les plus dangereuses, sa consommation méritant donc d’être purement et simplement prohibée. C’en était fini du régime plus souple d’interdiction « en société », qui prévalait dans l’Hexagone depuis 1916. Pour être tout à fait complet, notons que la loi du 31 décembre 1970 a tout de même innové, faisant de l’usager de stupéfiant un malade en plus d’un délinquant, et offrant au juge la possibilité de le contraindre à se soigner au travers de la mesure d’injonction thérapeutique, créée pour l’occasion.
En 1994, l’ancien conseiller aux affaires intérieures de Richard Nixon, John Ehrlichman, a avoué au journaliste Dan Baum que la criminalisation de la marijuana avait été conçue par ses promoteurs comme une arme de lutte contre les hippies et les mouvements contre-culturels, qui s’opposaient alors à la guerre du Vietnam, raillaient les valeurs bourgeoises et prônaient la désobéissance civile. Plus que d’une mesure sanitaire, il s’agissait ainsi, dès le départ, d’une mesure de rétablissement de l’ordre public et moral. Si, comme l’a montré Alexandre Marchant, il serait réducteur de ne considérer la loi du 31 décembre 1970 que comme un moyen pour « la majorité gaulliste de régler ses comptes avec la jeunesse gauchiste quelques mois après Mai-68 », il serait naïf de croire que les seuls impératifs de santé publique ont présidé à son adoption : en ce qui concerne le cannabis, en tout cas, le désir d’en finir avec la « société permissive » semble avoir joué un rôle au moins aussi important que l’état des connaissances médicales et épidémiologiques dans la décision des autorités d’interdire sa consommation.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire :cannabis (prohibition) - Cannabis 1916 - Campagnes anti drogues - LSD
Références :
Jacqueline Bernat de Celis, Drogues, consommation interdite. La genèse de la loi du 31 décembre 1970, L’Harmattan, 1996, 252 p.
Alexandre Marchant, L’Impossible prohibition. Drogues et toxicomanie en France (1945-2017), Perrin, 2018, 563 p.
Pour citer cet article : Erwan Pointeau-Lagadec, "Cannabis (prohibition) - 1970", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.