Georges Moreau dit Moreau de Tours (1848-1901), La Morphine ou Les Morphinées, huile sur toile, 160 cm x 220 cm, collection particulière, Paris. Exposition : Salon de 1886, Paris.
Les femmes usagères de drogues ont souvent été la cible des politiques publiques. Au XVIIe siècle en Grande-Bretagne, le gin devient moins coûteux à produire et plus accessible aux classes populaires. Les autorités religieuses et laïques tentent de réprimer les consommations féminines de gin, estimant que l’alcool éloigne les femmes de leurs devoirs maternels. À la fin du XIXe siècle en France, suite à la guerre de 1870 les injections de morphine augmentent. Les médecins prescrivent abondamment cette substance aux femmes pour les guérir de maladies jugées typiquement féminines, telles que l’hystérie ou le névrotisme. En une quinzaine d'années, la morphine passe du statut de médicament miracle à celui de fléau social. La morphinée est considérée comme une décadente qui contrarie les normes de genre en s’administrant une substance qui porte atteinte à un corps destiné à la procréation. Les morphinées alimentent les fantasmes : on les pense lesbiennes, séductrices, dangereuses et concupiscentes. Des peintres les représentent tantôt dénudées et sensuelles, comme dans le tableau Morphine d’Albert Matignon (1905), tantôt diaboliques et ténébreuses, comme dans la toile La morphinomane de Vittorio Corcos (1899).
Les femmes usagères de drogues ont longtemps été considérées comme contre-nature. Il était inconcevable qu’une femme puisse aller à l’encontre des normes sociales : si elle le faisait, son comportement était jugé comme pathologique. Les femmes consommatrices de drogues ont donc longtemps constitué un impensé scientifique et social. Parce qu’étudier des femmes déviantes revenait à admettre leur existence et parce que le genre n’est une question scientifique que depuis les années 1970-80, la sociologie de la déviance et des drogues s’est longtemps basée sur l’expérience du seul genre masculin. Les recherches sur les femmes et les drogues se développent à partir des années 1970, menées par des femmes ethnographes telles que Patricia Morningstar ou Jennifer James, au même moment où les usages de drogues se diffusent dans l’ensemble des sociétés occidentales et où les rapports de genre sont remis en question.
Actuellement, les statistiques policières et sanitaires peuvent laisser penser que les milieux des usages de drogues sont masculins. En France, parmi les interpellés par la police pour vente ou détention de stupéfiants, on compte 9% de femmes. Les femmes représentent 20 à 30% des files actives des dispositifs socio-sanitaires liés aux drogues. Cependant, ces chiffres ne reflètent pas la proportion de femmes qui consomment des drogues. Les enquêtes quantitatives basées sur l’auto-déclaration des usagers montrent que les jeunes femmes sont autant expérimentatrices de cannabis que les jeunes hommes. Concernant les usages des autres drogues illicites, les hommes sont légèrement plus expérimentateurs que les femmes, mais cet écart se réduit depuis les années 1980. L’usage régulier de substances illicites concerne encore majoritairement les hommes, mais là encore la part de femmes est en augmentation. L’écart entre les données auto-déclaratives et les statistiques sanitaires et répressives est dû au fait que ces dernières sont bien davantage le reflet des activités de la police et des groupes jugés problématiques par les pouvoirs publics que de la réalité sociale.
Malgré le constat d’une féminisation des usages de drogues, les études sur les consommatrices de drogues demeurent un sous-genre des recherches en sciences sociales et renvoient fréquemment à des dispositions « naturelles ». Les consommations de substances féminines sont souvent analysées sous le prisme de la maternité ou du travail du sexe. Les études mettent aussi en avant les vulnérabilités sanitaires et sociales des femmes usagères, qui vont moins vers le soin que les hommes et sont confrontées à plus d’obstacles dans la prise en charge sanitaire, notamment du fait de leur stigmatisation. Elles sont plus vulnérables biologiquement à la toxicité des substances consommées et subissent davantage de violences que les hommes usagers.
Les motivations à la consommation des femmes sont davantage analysées sous l’angle psychopathologique : les femmes consommeraient pour répondre à un mal-être ou parce qu’elles ont été initiées par un homme. On peut se demander si ces résultats ne sont pas biaisés par des méthodes déductives qui posent d’office un regard psychologisant sur les motivations des usagères, en rattachant les femmes à leur nature supposément fragile. L’inexistence de cadrage théorique autour du genre dans ces recherches pousse à remettre en question plusieurs des résultats rapportés. Comme les buveuses de gin ou les morphinées, les femmes consommatrices de drogues sont aujourd’hui encore trop souvent considérées sous le prisme de stéréotypes de genre. Elles sont mamans ou putains, des corps reproducteurs ou sexuels avant d’être des individus. On sait pourtant que l’usage de drogues féminines peut être, pour certaines, un moyen de s’émanciper et de s’affirmer, comme l’ont fait les garçonnes après la Seconde Guerre Mondiale ou les femmes du mouvement hippie. Prendre en compte les spécificités de genre dans les usages de drogues est essentiel, mais l’enjeu est de le faire d’une manière qui ne soit pas stigmatisante, en se décentrant du regard naturalisant porté sur les femmes consommatrices.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : cannabis (prohibition) -Campagnes anti drogues - LSD
Références :
Perrin, K. Bertrand, E. Langlois, « Avoiding the stigma. A qualitative study of socially included women’s experiences of drug use and dealing, health services and the police in France », International Journal of Drug Policies, vol. 87, 2021.
A. Coppel, « Les femmes et les drogues : nouveaux rapports sociaux de sexe et nouvelles formes de subjectivité », La Santé de l’Homme, n°372, 2004.
Pour citer cet article : Sarah Perrin, "Consommatrices de drogues", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2022.