Si l’histoire des personnes transgenres couvre plusieurs siècles, celles qui précèdent le XXe manquent de reconnaissance ; elles sont considérées comme des «déviantes», des «aliénées». Progressivement apparaissent des termes tels que «uraniens», ou «intermédiaires sexuels» mais également la notion de «troisième sexe» développée par Karl-Heinrich Ulrichs, un pionnier allemand de la sexologie, précurseur du militantisme homosexuel et des mouvements d'émancipation LGBT.
Le transsexualisme comme concept naît en Allemagne dans les années 1910-1920, dans le sillage de la première sexologie. Cette notion s’internationalise progressivement dès les années 1930-1940 avec les premières opérations et réattributions sexuelles pour finalement connaître une reconnaissance sociétale progressive en symbiose avec la révolution sexuelle des années 1960. La deuxième moitié du XXe siècle change donc la donne entre sensibilisation à la cause et reconnaissance des premières communautés. Enfin, les années 1990 consacrent la dépsychiatrisation de la transidentité, la reconnaissance juridique, la création d’associations militantes.
Christine Jorgensen est connue pour être la première transsexuelle à avoir médiatisé sa transition. Née «George Jorgensen » le 30 mai 1926, elle est décédée le 3 mai 1989. Après avoir grandi dans une famille modeste dans le Bronx, elle est incorporée dans la United States Army à dix-neuf ans, un milieu où la virilité masculiniste est forte et où elle se sent à l’écart. Lors de la reprise de ses études, Jorgensen s’intéresse à sa différence et se renseigne au sujet d’une possible réattribution sexuelle (aïdoïopoïèse), c’est-à-dire l’ « ensemble des interventions chirurgicales refaçonnant les organes génitaux mâles pour leur donner l'apparence la plus conforme possible aux organes génitaux femelles». Elle rencontre à Copenhague Christian Hamburger, docteur spécialiste de ces chirurgies, et subit une castration des testicules puis une ablation du pénis, un an plus tard. Elle est traitée également par hormonothérapie, un traitement initialement utilisé dans la lutte contre certains cancers (comme la prostate, les seins). Une prise d’hormones du sexe ciblé est accordée aux personnes transsexuelles afin de développer ou amenuiser les caractères sexuels secondaires (pilosité, sein, musculature…). Grâce à cette hormonothérapie, Jorgensen développe des premiers caractères physiques féminins. L’association de cette hormonothérapie et de ces opérations (1951-1952) est une vraie réussite et marque un tournant: contrairement à d’autres opérations comme celle de Lili Elbe (en 1930) à laquelle celle-ci ne survit pas, on constate alors une meilleure maîtrise des interventions.
Sa célébrité retentit dès son retour à New-York en février 1953, date à laquelle les médias s’empressent auprès d’elle. Le New-York Daily News écrit : «Un ex-GI devient une ravissante blonde». Même si elle considère cet entrain médiatique comme excessif, elle se sert de son histoire comme tremplin pour devenir une personnalité. Pourtant, si Jorgensen dit s’être sentie dépassée, elle tente au préalable de contrôler l’entrain de la presse à son égard : alors qu’elle n’est pas encore rentrée aux États-Unis, elle vend les droits sur son histoire personnelle à l'American Weekly Magazine pour 20 000 $. Dès lors, la presse s’empare de tous les événements de sa vie quotidienne : examen de conduite, sorties, déménagements, premières représentations scéniques… Si certains estiment ce personnage comme un pilier moderne de la révolution des mœurs, d’autres la considèrent comme une bête de foire, un élément de curiosité. Dans une interview à Newsday en 1979, elle déclare : «J'ai regretté au début, que la presse s'en soit emparée et ait fait de ma vie un livre ouvert. Mais la publicité, elle aussi, n'a pas été tout à fait mauvaise. Cela m'a permis de gagner énormément d'argent.» Si pendant les années 1950 et 1960, elle gagne sa vie aisément grâce aux talk-shows et aux conférences et en tant qu'actrice de scène dans les clubs, sa notoriété s’éteint progressivement et elle se retire à Long Island dans une vie plus modeste.
En tant que femme transgenre, elle connaît certaines oppositions, notamment juridiques, lorsqu’elle voulut se marier avec Howard J. Knox, car l’acte de naissance de Jorgensen fait toujours d’elle un homme. Finalement, c’est durant les années 1970-1980 que son activisme prend de l’ampleur lorsqu’elle visite des universités pour parler de son expérience. En 1989, elle dit donner à la révolution sexuelle «un coup de pied au derrière pour la faire aller plus vite».
L’histoire de Jorgensen bouscule la binarité des genres sur laquelle le monde scientifique s’était accordé. Dans les années 1990, il y a une redéfinition du genre par les médecins avec le terme de «sexe psychologique» : celui qui peut ne pas être équivalent à son sexe biologique.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire :Speculum- Hymen-Corset- Caster Semenya
Références :
Maxime Foerster, Elle ou lui ? Histoire des transsexuels en France, Paris, La Musardine, 2012.
Ilana Löwy, « Intersexe et transsexualités : Les technologies de la médecine et la séparation du sexe biologique du sexe social », Cahiers du Genre, 2003/1 (n° 34), p. 81-104.
Pour citer cet article : Emma Pineau, "Jorgensen Christine", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le mans Université, 2020.