Jean Henry Marlet, peinture, La Morgue, extrait des Tableaux de Paris, avant 1847, Musée de la Préfecture de Police, Paris, France.
Ce nouveau lieu qui tire son nom de « morguer », signifiant « regarder avec insolence et hauteur », devient au XIXe siècle un établissement destiné à recevoir les corps de personnes décédées dans le ressort de la préfecture de police et dont l’identité n’aurait pas été constatée. A cette époque, la France connaît une importante migration de populations rurales vers les villes. Ce développement de l’urbanisation entraîne une baisse considérable des interconnaissances, la majorité de la population urbaine est plongée dans l’anonymat. Or cette méconnaissance de l'identité des corps soulève des problèmes sociaux et politiques. L’État est le garant de l’identification et la prise en charge des morts, et ce depuis le XVIIe siècle lorsque les morgues seigneuriales sont rattachées à la juridiction royale. L’Etat met en place en 1804 à Paris, une morgue indépendante.
La morgue se détache en 1804 du Grand Châtelet, où étaient entreposés les cadavres depuis l’époque médiévale. À l’origine ce lieu est une forteresse érigée par Louis VI pour défendre l’accès au Grand Pont de Paris. Cette réorganisation spatiale de la gestion des morts s’accompagne d’une ouverture de la morgue au public qui en quelque sorte contribue à faire basculer la responsabilité d’identification des cadavres de l’État aux populations. En effet, la visite de la morgue est une sortie en vogue au XIXe siècle. Surnommée « maison de verre », par Adolphe Guillot, elle est ouverte à tous, gratuitement, sans condition d’âge et de sexe. La présence des enfants y est même recommandée puisqu’ils sont considérés comme les observateurs les plus fins de la société. Au cours du XIXe siècle, la visite de la morgue devient ainsi un devoir civique, les habitants de Paris doivent aider à l’identification des corps.
A Paris celle-ci est organisée en trois salles, la première est la salle d’exposition des corps. Les corps sont présentés sur cinq supports individuels par rangées selon un quadrillage strict. Les corps sont penchés en avant, leur tête est surélevée et des lumières zénithales permettent de voir les détails des corps. La deuxième salle est celle qui est ouverte au public, elle est reliée à la première par une vitrine. Enfin, une troisième salle, fermée au public, est utilisée pour entreposer les corps méconnaissables ou pour garder les corps reconnus.
Mais cette morgue ouverte à tous pose des problèmes sociaux tels que la nudité des corps. Le respect du culte de la mort, très présent au XIXe siècle, ne peut véritablement s’exercer. La sacralisation du défunt est incompatible avec une exposition à tous de ce dernier. Outre l’aspect social, la morgue soulève des problèmes sanitaires. Depuis le XVIIIe siècle, l’hygiène publique est au centre de l’attention, notamment concernant les lieux où se concentrent des corps en putréfaction. La question de l’empoisonnement de l’air, causé par une densification des corps et leur décomposition, pouvant conduire à des épidémies inquiète les médecins. La morgue est donc vue par les médecins comme un lieu de danger sanitaire. Il faut attendre 1883, avec la création de la machine frigorifique, pour améliorer la conservation des corps et réduire les risques sanitaires.
La morgue joue aussi un rôle important pour la science. Elle est le fournisseur de ressources pour l’anatomoclinique, qui est définie par Laennec (1781-1726) comme une « méthode d’étude des états pathologiques basées sur l’analyse de l’observation des symptômes ou des altération de fonctions qui coïncident avec chaque espèce d’altérations d’organes ». Les corps non-identifiés deviennent des ressources indispensables pour la médecine. Une autre pratique médicale se développe autour de ces corps, celle de la médecine légale. Cette pratique a pour but de rechercher la vérité et d’aider la justice grâce à l’étude d’un cadavre. Elle existait déjà depuis l’Antiquité, mais cette dernière était pratiquée par des médecins ordinaires, désormais elle se spécialise.
A la fin du XIXe siècle, une évolution des mœurs remet en cause l’exposition publique de cadavres. Des suicidés écrivent des lettres dans lesquelles ils demandent de ne pas être exposés à la morgue. Dans un même temps, les autorités cherchent à occulter les spectacles de l’horreur dans les milieux urbains. La morgue, qui était un lieu consulté par tous, est progressivement désertée à la fin du XIXe et devient par la suite un lieu de pudeur et d'intimité. L’exposition publique des corps sera interdite en 1907.
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Références :
Laurie Laufer, "La morgue : voir l’irreprésentable”, Recherches en psychanalyse, Paris, 2009, p.228-237.
Anne Carol, Les médecins et la mort, XIXe-XXe siècle, Editions Aubier, Collection historique, 2004.
Pour citer cet article : Emma Desmereau, "Morgue" dans H. Guillemain, DicoPolHiS, Le Mans Université, 2024.