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Dictionnaire Politique d'Histoire de la Santé

Sourire

Le sourire dit “hollywoodien”, caractérisé par des dents blanches et alignées, est un phénomène complexe impliquant des changements sociaux, culturels, scientifiques et techniques, survenus au début du XXe siècle.“Smile please”, Revue Modern Screen, avril 1943, p.54

    Le sourire dit “hollywoodien”, caractérisé par des dents blanches et alignées, est un phénomène complexe impliquant des changements sociaux, culturels, scientifiques et techniques, survenus au début du XXe siècle. Il apparaît avec le développement du cinéma, de la publicité, de l’orthodontie et de la dentisterie cosmétique.

 

    Jusqu’au début du XXe siècle, le sourire bouche fermée était la norme en France. En effet, le contrôle émotionnel était recommandé par les traités de civilité et dévoiler ses dents était exclu par l’étiquette. La maîtrise de soi caractérisait les classes supérieures, alors que le rire et la manifestation des émotions étaient associées aux classes populaires. Le sourire est également genré puisque les femmes sourient davantage que les hommes et avec une plus grande amplitude.

 

    Avant l’apparition du sourire hollywoodien, il va y avoir en France, au siècle des Lumières, une première et brève révolution du sourire. Celle-ci va coïncider avec l’essor de la dentisterie française. En effet, la dentisterie moderne est née en France car c’est le premier pays à reconnaître celle-ci comme une spécialité autonome dans l’édit royal de 1699. Le XVIIIe siècle est considéré comme le siècle de l’âge d’or de la dentisterie française, qui rayonne dans toute l’Europe, grâce à des dentistes pionniers comme Pierre Fauchard. L’histoire de la céramique dentaire débute également en France avec Alexis Duchateau. Celui-ci va concevoir des prothèses en porcelaine, qui seront perfectionnées par le dentiste parisien Nicolas Dubois de Chémant. Ces dents en porcelaine ont beaucoup de succès auprès de l’aristocratie des deux côtés de la Manche.

 

    L’essor de la dentisterie française et le développement de la culture de la sensibilité où rire, pleurer, exprimer ses émotions, deviennent acceptables publiquement auprès de l’élite, vont donner une première visibilité au sourire. Le sourire parisien du siècle des Lumières serait ainsi l’ancêtre du sourire hollywoodien. En 1787, l’autoportrait de Vigée le brun signe l’apothéose de ce nouveau sourire. Mais l’abolition des corporations, avec la loi Le Chapelier de 1791 et la suppression des universités en 1792, vont conduire au déclin de la dentisterie française et avec elle celle du sourire, excepté dans les milieux de fêtes et de libertinage parisiens de la fin du XIXe siècle.

 

    Le XIXe siècle consacre le développement de la dentisterie américaine mais il faut attendre le début du XXe siècle pour voir émerger de nouveau le sourire aux États-Unis. Il réapparaît avec l’influence du cinéma, de la publicité et à la faveur de l’essor de la dentisterie cosmétique et de l’orthodontie. Tout d’abord, le cinéma a donné une visibilité au sourire dès la fin des années 1920 avec l’utilisation des gros plans. Nombre d’acteur.ices sont arrivé.e.s à Hollywood avec des dents manquantes, cariées ou irrégulières. Afin d’améliorer le sourire des acteur.ices le temps du tournage, Charles Pincus, un dentiste californien, va concevoir, à partir de 1928, des facettes dentaires provisoires. À la même époque, dans les publicités, les sourires commencent à apparaître. Les dents blanches et alignées deviennent un idéal de beauté diffusé par les médias. Dès le début du XXe siècle, de nombreuses publicités de pâtes dentifrices vantent les privilèges qu’apportent les dents blanches : succès en amour et dans la vie professionnelle. Les dents symbolisent la vie, la jeunesse et la sensualité. 

 

    Bien que l’art de redresser les dents soit né en France, ce sont les Américains qui vont développer l’orthodontie au XXe siècle. Le développement de celle-ci et de la dentisterie cosmétique, qui vont établir des normes et des standards, vont contribuer à discipliner et normaliser la bouche et les dents. Avec l’essor de la classe moyenne après la Seconde Guerre mondiale, les interventions dentaires à but esthétique vont augmenter. Les traitements orthodontiques deviennent des rites de passage pour des millions d’adolescent.e.s. 

 

    Le blanchiment et les facettes dentaires sont actuellement une véritable industrie qui génère des bénéfices importants. Les dents alignées et blanches, signe de bonne santé, de beauté et de réussite sociale, nécessitent des ressources qui sont inégalement réparties. Les dents manquantes, irrégulières et cariées sont signe de pauvreté et de marginalité. En effet, la vulnérabilité sociale s’inscrit dans la dentition, marqueur de classe sociale. Les sourires non normatifs sont stigmatisés et médicalisés. La frontière est donc devenue floue entre la préservation de la santé dentaire dont l’esthétique est une composante et un surtraitement qui viserait à atteindre une esthétique normalisée. Le désir de se conformer à un idéal esthétique conduit à une médicalisation du sourire pouvant mener à des effets iatrogènes.

 

    Pourtant les concepts esthétiques varient et évoluent avec le temps. Les dents droites et blanches n’ont pas toujours et partout été signe de richesse et de beauté. Pour preuve, dans l’Ancien Japon, les femmes pratiquaient le ohaguru, une coutume qui consistait à se noircir les dents. À l’ère élisabéthaine, les femmes de l’aristocratie noircissaient également leurs dents afin qu’elles ressemblent aux dents cariées de la reine Elisabeth Ière, grande consommatrice de sucreries. Dans la culture hip-hop, c’est le sourire métallique des grillz, souvent en métal précieux, qui est symbole de richesse et de succès. Au Japon, les dents yaeba ou dents qui se chevauchent, ont beaucoup de succès car elles donneraient un aspect juvénile. Blanchir et réaligner les dents est donc le résultat d’une normalisation du sourire et le fruit d’un exercice disciplinaire sur la bouche et les dents des individus.

 

Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Sucre - Gueules cassées

Ikrame Moucharik - Master études sur le genre - Université d'Angers

Références :

Colin Jones, The Smile Revolution in Eighteenth Century Paris, Oxford University Press, 2014.

Fred EH Schroeder, « Say cheese ! The revolution in the aesthetics of smiles »,  Journal of Popular Culture, 1998, Vol. 32, N° 2, p 103-145.

Pour citer cet article : Ikrame Moucharik, "Sourire", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2022.

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