Dans le langage courant, le sucre désigne le saccharose, substance extraite de la betterave sucrière ou de la canne à sucre. Les premières utilisations de la canne à sucre – le « roseau sucré » - sont attestées entre les XVe et Xe siècles avant notre ère. En revanche, ce n’est qu’en 1747 qu’est prouvée la présence de sucre dans certaines variétés de betteraves par le chimiste allemand Andreas Margraff.
En France, les guerres napoléoniennes, et notamment le blocus de la Grande-Bretagne, supposent de trouver une autre source d’approvisionnement que le sucre extrait de cannes dans les lointaines colonies britanniques. Des essais sont effectués sur diverses plantes, notamment le raisin et la carotte, afin d’en extraire le précieux saccharose. En 1811, l’Empereur décore de la Légion d’honneur et élève au rang de baron le Lyonnais Benjamin Delessert (1773 - 1847) qui, aidé de l’ingénieur Jean-Baptiste Queruel (1779-1845) et de l’ouvrier Bonnentin, parvient à extraire industriellement le sucre de la betterave, à le clarifier et enfin à le transformer en pain de sucre. Dans les années 1860, après croisements et sélections, la véritable betterave industrielle naît. Au XXe siècle, le sucre devient une denrée facile à produire, abondante et peu chère, accédant au rang des “aliments vitaux”. Le sucre est d’ailleurs rationné, au même titre que le beurre et la viande, lors des deux conflits mondiaux. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il est considéré comme l’aliment de la force par excellence, force nécessaire à la Reconstruction.
Dès les années 1970, la modification profonde des modes de vie amène des réflexions sur l’impact de l’alimentation sur le corps et la santé. À cette période, la tertiarisation du travail, le développement des moyens de transport, la nouvelle façon de consommer apportée par les supermarchés et la venue des plats préparés sur le marché de la consommation bouleversent le quotidien et induisent tout à la fois une dépense calorique moindre et un gain de calories alimentaires. Il est désormais possible de manger à sa « surfaim ».
De fait, des problèmes sociétaux, tels que l’obésité ou le diabète, deviennent plus prégnants. De même, les exigences portées au corps des femmes se durcissent et imposent des comportements nutritionnels stricts. Si le gras conserve son image moderne d’aliment encrassant pour le corps, amené à le faire grossir, le paradigme autour du sucre évolue, le faisant passer d’un produit essentiel à la vie, donnant de la force, à un produit plus douteux quant à ses effets sur le corps. Des voix commencent à s’élever pour en dénoncer la surconsommation, qui devient très facile à atteindre devant l’abondance de l’offre alimentaire.
En effet, les années 1970, parallèlement à l’entrée dans les mœurs du travail des femmes, voient la diffusion massive des plats préparés, dont l’excipient principal se trouve être le saccharose, à la fois pour ses propriétés conservatrices, pour ses qualités gustatives et pour son prix. C’est ainsi qu’à cette période, l’idée que la société se fait des effets du sucre sur le corps commence à se scinder. Il abîme l’intérieur du corps de l’homme, dont il altère la force en portant atteinte à sa santé physique en étant un facteur non négligeable de « maladies de civilisation », telles que l’athérosclérose et hypertension. Sur le corps de la femme, les effets du sucre sont tout autre. Son action est centrée sur l’extérieur du corps féminin, sur ce qui est donné à voir par ce dernier. Il devient un danger pour la beauté, dont il gomme les lignes tracées par la mode de la sveltesse féminine. C’est ainsi le capital de séduction des femmes qui s’en trouve altéré, bien avant leur santé. Cette préoccupation donne aux industriels la possibilité de concurrencer le produit sucre par des édulcorants de synthèse, permettant de consommer du sucré sans ressentir les effets délétères imputés au sucre.
Dans les années 1980, l’attitude face à la consommation de sucre tend à devenir de plus en plus exigeante envers les femmes. Pour ces dernières, le sucre acquiert le même statut que le gras, un aliment faisant obstacle à l’idéal de minceur. Ainsi, la surconsommation de sucre n’est plus seule questionnée, et la simple consommation apparaît comme problématique. C’est sur ce ferment dichotomique entre les genres, que le rapport au sucre de notre société s’ancre durablement, même s’il tend à s’estomper de nos jours.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Obésité- Naturisme- Végétarisme
Références :
Marie-Hélène de Clausonne, Les secrets du sucre, Paris, Fleurus, 1987.
Claude Fischler, « Les images changeantes du sucre : saccharophilie et saccharophobie », Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, 1988, p. 241-260.
Pour citer cet article : Amandine Dandel, "Sucre" dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2021.