“The enemy is syphilis. Enlist employees in a campaign against it.”, Poster antisyphilitique, États-Unis, 1940 © Library of Congress.
Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, les autorités politiques et sanitaires européennes considéraient la syphilis comme un fléau social : une maladie à transmission sexuelle, à laquelle les savants prêtaient une composante héréditaire, qui menaçait les nations occidentales de “dépopulation” et de “dégénérescence”. À ce titre, elle a motivé des contre-offensives natalistes et hygiénistes de grande ampleur.
Présente en Europe depuis la fin du XVe siècle, la syphilis a terrifié autant par ses lésions spectaculaires que par la lourdeur, la douleur et l’issue incertaine du traitement qui lui a traditionnellement été associé : le mercure. Les manifestations cliniques complexes de la syphilis ont progressivement été identifiées dans la seconde moitié du XIXe siècle. Cet âge d’or de la syphilographie a culminé avec l’identification de l’agent pathogène treponema pallidum en 1905, rapidement suivi par le développement de tests sérologiques et de médicaments nouveaux à base d’arsenic et de bismuth. L’identification des propriétés tréponémicides de la pénicilline, dans les années 1940, a mis fin à la grande peur ancestrale de la syphilis.
Considérée comme honteuse, la syphilis était une maladie secrète, cachée par les intéressés, tue dans la sphère publique. Au début du XXe siècle, la nommer hors des cénacles médicaux spécialisés était impensable et des euphémismes pudiques ont été forgés, comme l’avarie. Cette dissimulation a longtemps favorisé un marché où de lucratifs remèdes secrets promettant des guérisons discrètes et indolores se négociaient hors de tout contrôle officiel. Régulièrement le scandale éclatait, car les lésions dermatologiques de la syphilis révélaient au grand jour cette économie libidinale du monde, cette ronde amoureuse – pour reprendre le titre du roman censuré de Schnitzler – qui relie la soubrette et l’aristocrate, la femme mariée et le soldat, l’ouvrière et le bourgeois.
La syphilis était également une maladie morale : la culpabilisation et la criminalisation des “mauvais malades” était un ressort prophylactique majeur de la première moitié du XXe siècle. Dès les années 1910, le cinéma de propagande antivénérienne présentait de façon manichéenne les personnages, d’une part de la prostituée et de l’homme coupable de se marier malgré les mises en garde du médecin, d’autre part les syphilitiques innocents, tels l’épouse fidèle infectée par son mari volage ou le nourrisson contaminé par sa nourrice. La condamnation des premiers devait encourager les malades à avouer leur faute et à accepter un long parcours thérapeutique.
Comme le rappellent des titres de films tel Les Maladies vénériennes et l’armement antivénérien en France (1927), les autorités menaient une guerre contre la syphilis dont l’objectif concret était, en temps de conflit armé, de garantir à la nation des soldats sains en suffisance. Pendant la Première Guerre mondiale, la syphilis a été théorisée comme un ennemi intérieur, aussi redoutable aux yeux de l’État-Major français que l’armée allemande. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les célèbres caricatures d’Arthur Szyk représentant Hitler, Mussolini et Hiro-Hito en vénériens renforcent l’analogie entre l’ennemi et la maladie, et accréditent l’idée de la syphilis employée comme une arme.
La syphilis a toujours été la maladie de l’autre. “Mal de Naples” pour les uns, “mal français” pour les autres, par la suite mal précolombien, espagnol, polonais ou juif, elle a toujours été perçue comme une invasion en provenance d’un ailleurs géographique ou social, marqué par l’infériorité du niveau de vie, du système de santé, ou des valeurs morales. Historiquement parlant, les haut-lieux de la lutte contre la syphilis étaient des lieux de l’entre-deux, de l’interlope, du transit, tels que les ports, les bordels, les armées au combat, les services d’immigration. Au niveau clinique, c’est la peau, siège visible des lésions vénériennes et frontière entre une intériorité corporelle à protéger et les menaces pathogènes provenant de l’extérieur, qui a fait l’objet de tous les soins des syphiligraphes.
Dans les années 1950 et 1960, malgré les mises en garde sporadiques d’épidémiologistes qui s’inquiétaient de la disparition imparfaite de la syphilis, la formidable confiance engendrée par la diffusion mondiale de la pénicilline a conduit à un désintérêt envers la maladie, aussi bien de la part des autorités politiques que des chercheurs et des entreprises pharmaceutiques. Cela a permis à la syphilis de devenir une maladie sans fin, aujourd’hui en recrudescence mondiale. Son histoire déploie des effets sensibles de nos jours. Ainsi, le plus grand scandale éthique lié à l’expérimentation médicale sur des sujets humains au XXe siècle, la Tuskegee Study of Untreated Syphilis in the Negro Male, débutée en 1932 en Alabama et officiellement poursuivie jusqu’en 1972, a motivé le Belmont Report de 1979, qui pose les principes bioéthiques qui, aujourd’hui encore, régissent la recherche sur des êtres humains au niveau international.
Prolonger la lecture sur le dictionnaire : Lyme - Tuberculose
Références :
- Claude Quétel, Le Mal de Naples. Histoire de la syphilis, Seghers, 1986.
- Ilana Löwy, “Les ‘Faits scientifiques’ et leur public : l’histoire de la détection de la syphilis”, Revue de synthèse, n° 116, 1995, p. 27-54.
Pour citer cet article : Alexandre Wenger, "Syphilis" dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHiS, Le Mans Université, 2022.